Comédie – Note de lecture

Les notes de lecture n’intègrent pas toutes les contributions de cet ouvrage.
Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.


Note de lecture : David Chabanol
Auteur : William Schultz
Editeur : Dunod


Le dialogue territorial et, d’une manière générale, la concertation visent à aboutir à des propositions construites collectivement par un groupe qui permettent de satisfaire au mieux les besoins de chacun. Souvent cela s’obtient au bout d’un long processus de travail collectif dans lequel l’animateur cherche à favoriser la pleine participation de chacun. Il peut donc lui être utile de connaître et de prendre en compte ce dont des individus ont besoin pour bien fonctionner dans un groupe.
Ces besoins ont été théorisés et décrits par William SCHUTZ, psychologue américain, dans un ouvrage et une méthode appelés « L’élément humain ».
De notre point de vue d’animateur de groupe de concertation, notre objectif est d’offrir un cadre et des méthodes de travail permettant que chaque participant
prenne sa place pleine et entière et accepte la participation pleine et entière des autres…
De façon constructive et efficace, en mobilisant toutes ses compétences et en reconnaissant les compétences des autres,
En exprimant ses besoins réels et en écoutant sincèrement les besoins des autres.
Ces trois qualités correspondent aux 3 besoins fondamentaux décrits par SCHUTZ sous les termes d’Inclusion, de Contrôle et d’Ouverture. Ce sont les trois besoins d’un individu dans un groupe.
L’inclusion
Le besoin d’inclusion est le besoin fondamental de se sentir reconnu comme membre du groupe, de se sentir important aux yeux des autres. Il répond à la peur du rejet.
Pour l’animateur, l’enjeu est que chacun trouve sa place et se sente appartenir à un groupe qui va travailler ensemble pendant plusieurs séances.
Comment peut-on le favoriser ? L’accueil par l’organisateur et l’animateur de la réunion (qui ne sont pas toujours la même personne) est la première occasion de donner une place à chacun. On peut veiller à être disponible à ce moment, pour accueillir physiquement chacun, échanger quelques mots, faire connaissance. Mais l’inclusion va surtout pouvoir se faire avec l’ensemble du groupe.
Le tour de table « classique » est la forme minimaliste de l’inclusion. Selon la taille et le vécu commun du groupe, plusieurs écueils sont possibles. Le tour de table long et fastidieux dans un grand groupe peut être stressant, impressionnant et devenir un espace de prise de pouvoir par l’étalage que certains font de leurs titres ou de leurs revendications. C’est pourquoi il peut être utile de consacrer un temps spécial à l’inclusion, en proposant une activité simple, plus ou moins ludique selon le public, en grand ou en petits groupes…
Speed-meeting, jeu du bingo, présentation en mouvement, dominos humains par ordre alphabétique, météo personnelle, présentation par l’intermédiaire d’un portrait chinois ou du photolangage… De nombreux outils d’animation existent, plus ou moins « disruptifs »… Un outil facile à utiliser même avec des participants non habitués des animations participatives est de demander à chacun de raconter une anecdote personnelle parlant de son « lien avec le sujet », en un temps très court. Il peut alors se produire des moments de grâce comme lorsqu’un participant révèle qu’il a rencontré sa femme sur la champ de foire qui doit devenir un ensemble d’immeubles ou que des élus racontent comment ils jouaient enfants dans les bras du Rhône sauvage…
Si l’on garde à l’esprit l’objectif de l’inclusion qui est de permettre à chacun de se sentir à sa place dans cette réunion, de se sentir important, de rassurer sa peur d’être rejeté, l’activité proposée ne doit mettre personne en difficulté. Ainsi les jeux nécessitant un contact physique (se prendre par la main, se faire guider avec une main dans le dos…) sont à utiliser uniquement avec des groupes qui ont déjà un bon niveau de confiance et d’ouverture.
L’inclusion cependant n’est pas uniquement renforcée par ce temps de lancement devenu habituel pour de nombreux animateurs.
L’inclusion fait aussi référence à la notion même de groupe et de la conscience de ses frontières. Plus les frontières du groupe sont claires, plus il sera facile de se sentir appartenir au groupe et donc d’être inclus. Elles se définissent par la raison d’être du groupe (sa mission) et ses critères d’appartenance. Ainsi, il est important de bien préciser le sujet et les objectifs de la concertation ou de la réunion et d’être clair sur les raisons de la présence de chacun, expliquer pourquoi on invite telle et telle personne. Cela peut être fait efficacement lors des entretiens individuels.
En fin de séance, un temps de « déclusion » permet de clore l’espace-temps privilégié de la réunion sans sentiment d’inachevé, même si le travail n’est pas terminé et que d’autres séances doivent suivre. Une activité courte de clôture est une façon de consolider le sentiment d’appartenance au groupe : tour de parole pour partager son état d’esprit, citer une chose que l’on a apprise, ou une surprise…
Le Contrôle
Le deuxième besoin formalisé par W. SCHUTZ est le contrôle. Il correspond aux besoins de se sentir compétent, en capacité d’agir sur son environnement et d’être responsable. Il permet à la personne de se sentir en sécurité, en connaissance des règles, en responsabilité.
Plusieurs éléments favorisent le contrôle :
Avoir un cadre clair : les horaires de début ET de fin, des objectifs clairement affichés, des règles de fonctionnement, la connaissance du processus complet et en particulier du processus décisionnel,
Solliciter et reconnaître les compétences des participants, les responsabiliser, sur le fond et la forme. Reconnaître les compétences sur la forme, cela peut être de déléguer aux participants des tâches liées à l’animation (gardien du temps, rapporteur, prise de notre, régulation de la parole…)
Valoriser et célébrer les avancées, les productions pour renforcer le sentiment de compétence collective.
Avec des groupes amenés à travailler ensemble sur un temps long, il nous arrive de proposer des tours de parole où chacun exprime une compétence qu’il se reconnaît et qu’il pense être utile au projet. On peut même aller plus loin en demandant aux participants de reconnaître mutuellement en binôme une compétence chez l’autre. Ce type d’animation peut servir d’inclusion.
Il est important que le Contrôle soit partagé dans le groupe. L’animateur ou le décideur ne doivent pas être les seuls à connaître les règles, les objectifs, à être responsable du résultat. Plus le Contrôle est développé dans le groupe, plus celui-ci sera responsable du respect du cadre et efficace dans l’avancée du travail. Il sera donc très important dans les phases de choix de solutions et de décisions.
Dans les situations les plus tendues, lorsque des conflits sont présents, le besoin de Contrôle devient primordial. Selon les situations, on choisira d’insister et de développer en premier, soit l’Inclusion soit le Contrôle.
L’Ouverture
L’inclusion et le contrôle sont prioritaires et indispensables avant de chercher à favoriser l’Ouverture.
C’est le troisième besoin d’un individu dans un groupe.
L’Ouverture est la capacité et le besoin de se connecter à ses sentiments, ses émotions, ses aspirations profondes, à une dimension intime de soi. C’est le besoin de se sentir aimable, aimé et aimant. C’est elle qui permet de reconnaître et d’accepter ses vulnérabilités, sans se sentir en danger sous le regard des autres. Dans le dialogue territorial, c’est elle qui permet à chacun d’exprimer ce qui est vraiment important pour lui, de passer des positions à l’expression des besoins.
L’ouverture permet de mobiliser les capacités créatives de la personne, au service du groupe et du projet, d’oser les idées « farfelues ». Dans les phases de recherches de solution, un groupe qui a atteint un niveau d’ouverture élevé a plus de chances de trouver des idées originales, nouvelles et adaptées.
Un haut degré d’ouverture permet aussi de réguler plus facilement les conflits. L’Ouverture est en quelque sorte la conscience que chaque personne est aimable inconditionnellement et donc de faire la différence entre la personne et les idées, les propositions, les intérêts qu’elle exprime. Dans ces conditions, on peut donc être en conflit sur les idées, en désaccord sur les solutions proposées, sans dommage pour l’estime de soi et de l’autre.
Comment développer l’Ouverture dans un groupe ? C’est certainement le plus délicat pour un animateur.
En premier lieu, en prêtant une forte attention à l’Inclusion et en étant très rigoureux sur le Contrôle, que l’on crée les conditions favorables à l’Ouverture, qui finalement se produit toute seule. Elle a besoin d’un cadre extrêmement sécurisant pour s’épanouir de façon spontanée.
Cependant, on peut la favoriser en invitant les participants à s’ouvrir sur leurs ressentis, sur ce qui est vraiment important pour eux. L’écoute active et bienveillante de l’animateur, modélisante pour les autres participants, sera facilitante. Il est possible d’introduire des questions touchant à l’Ouverture dans les tours de parole d’inclusion et de déclusion. Par exemple, un tour de parole pour dire sa météo personnelle en début de séance est une invitation à l’ouverture.
Inclusion, Contrôle, Ouverture ne vont jamais l’un sans l’autre et permettent de libérer la puissance et la créativité d’un groupe. Cette notion issue du coaching d’équipe est tout à fait adaptée aux situations de concertation et démarches participatives, à partir du moment où l’on anime un processus mettant en action un groupe qui se retrouve plusieurs fois autour d’un sujet commun. Pour aller plus loin sur cette notion, il existe des formations spécifiques Elément Humain


Note de lecture : Christine GARIN
Auteur :Isabelle Mahy et Paul Carle (dir.)
Editeur :Presses de l’Université du Québec


Ce livre est à la fois source d’apports théoriques et source d’apports “techniques” pour tout intervenant en charge d’accompagner des processus de changement.
Le changement dont il est question est celui qui émerge d’une réflexion collective ou personnelle et découle d’un changement de regard ou perception, et non celui dont on connaît déjà l’issue ou le résultat et qui appelle une planification pour arriver au but.
Ces processus sont nommés processus de changement d’ordre transformationnel (social, personnel, organisationnel ou groupal), ou courbes en U, par opposition aux processus de changement linéaires qui sont actuellement les modèles majoritairement suivis pour répondre à l’évolution de nos organisations.
Le livre expose un état des lieux des courbes en U, une présentation et une description des modèles, de leurs fondements théoriques ; il apporte plus particulièrement un éclairage et une critique du modèle de Sharmer (Théorie U, 2007). Enfin, il aborde ces processus complexes du point de vue de l’intervenant, en précisant la nécessité d’intégrer des pratiques novatrices pour les accompagner. L’ensemble des propos est illustré par plusieurs études de cas.
Fondements
Si les phénomènes de changement font naturellement partie de la vie et si certains rites pour les accompagner existent depuis longtemps, tous ces processus ont été décrits dans la seconde moitié du XXè siècle, la plupart après les années 1970, et sont liés à un ensemble de courants nouveaux en sciences humaines et physiques (communication non-violente, approches systémiques, théories sur la complexité, théorie du chaos…).
Leur interprétation, la prise en compte et le développement de leur accompagnement semblent correspondre à un besoin d’inventer de nouvelles façons de faire société, particulièrement pour répondre à des enjeux devenus plus complexes. Ils s’opposent à un ensemble de phénomènes négatifs dominants dans les organisations sociales (marchandisation des échanges, vision à court terme, fragmentation du travail….), sources de déshumanisation, de rupture des liens sociaux et des liens avec la nature.
L’approfondissement de ces processus vient interroger l’éthique et l’esthétique qui sous-tendent notre monde organisé et organisant, lequel nécessite l’évolution des interactions humaines.
Du point de vue de l’intervenant, de l’accompagnant ou du formateur, ces processus appellent une posture et une façon de considérer les personnes dans le respect de leur humanité.
Présentation et caractéristiques des courbes en U
Les grandes caractéristiques décrites par Paul Carle (2009) en collaboration avec Isabelle Mahy, sont issues d’un travail de 20 ans de récolte et d’identification d’une soixantaine de processus de changement et d’apprentissage.
Les courbes en U se décompose en cinq éléments principaux : les sommets de chacune des branches du U correspondent respectivement à un état 1 et un état 2 ; la branche gauche est la période préliminaire, la branche droite la période postliminaire, et le creux du U la période liminaire.
Ces processus sont déclenchés par des facteurs externes ou internes : accidents, décisions, rencontres, appels intérieurs…, qui forment autant de points de rupture par rapport à un état 1.
Le passage d’un état 1 à un état 2 correspond à une transformation, une évolution, voire une révolution.
Cette transformation passe par une phase incontournable et indispensable d’instabilité, de désorganisation et de déconstruction (le creux du U ou période liminaire) qui s’accompagne d’un sentiment de perte de repères, d’insécurité et d’émotions négatives. Cette période s’apparente à une épreuve et se joue dans l’irrationnel. La période préliminaire correspond au début du passage, il est marqué par le besoin de changer de regard et par un mouvement de déséquilibre, ou basculement. La période postliminaire est une phase de délivrance, marquée par la mise en place d’une nouvelle vision et d’un nouvel état, et par le besoin de conforter ce dernier.
La transformation se traduit par une redéfinition des liens interpersonnels et des liens sociaux, une redéfinition de l’identité qui, pour être soutenue et totalement appréhendée, nécessite la mise en place d’activités d’apprentissage.
Si la survenue des processus, provoqués par un ou plusieurs facteurs internes ou externes, est aléatoire, leur déroulement est caractérisée par leur imprévisibilité, mais aussi leur incommensurabilité ; il n’existe aucun lien entre l’état 1 et l’état 2 ; ces processus s’étirent sur une durée plus ou moins longue, jusqu’à plusieurs années, et à un rythme irrégulier (moments de pause et d’accélération).
Enfin, Paul Carle a mis en évidence le caractère universel de ces processus,  et va jusqu’à décrire la vie humaine comme étant une succession de courbes en U, qui correspondent à autant de phases d’évolution irrégulières et continues.
Pour décrire ces caractéristiques l’auteur s’appuie sur une analyse de Gregory Bateson (École de Palo Alto) au sujet de la méthodologie du changement. Bateson distingue deux types de changement et quatre niveaux d’apprentissage. Le changement 1 est un phénomène de type homéostatique : le système est maintenu dans son état, l’autocorrection permet de s’adapter à de petites variations. Le changement 2 est un phénomène de type évolutif : le système lui-même est modifié en réponse à une situation de crise. Rapporté à un système humain, les modifications portent sur les fondements même de la personne : ses présupposés, ses valeurs ou croyances, et finalement sur son identité ; elles entraînent une reconstruction de la réalité.
Pour Bateson, un changement 2 implique nécessairement un processus d’apprentissage conscient ou inconscient, et de nature cognitive, technique ou comportementale.
Il décrit 4 niveaux d’apprentissage, depuis le niveau 0 qui est une réponse réflexe à un stimulus, jusqu’au niveau 3 qui relève du domaine psychique ou mental, touchant les fondements d’une personne et formant une base importante de la construction de la réalité et de l’identité de la personne.
Les processus de changement d’ordre transformationnel sont des changements 2, au cours desquels le principal travail de l’intervenant sera de mettre en place les conditions permettant les apprentissages de niveau 3.
Approche éthique et esthétique d’une intervention ; l’intervention dans les courbes en U
Phénomène complexe, le changement nécessite d’être abordé du point de vue de l’intervenant et des pratiques novatrices que ce dernier est invité à intégrer dans sa démarche ; ceci à partir des enseignements tirés de la connaissance des processus de changement, dont les principaux sont de :
prendre en compte et révéler les facteurs qui ont provoqué le déséquilibre ;
favoriser la capacité de voir autrement au cours de la période préliminaire (branche gauche du U) ;
soutenir les personnes au cours de la phase liminaire en invitant le sensible, en favorisant l’écoute et le lâcher prise (laisser aller) ;
favoriser le laisser venir et la capacité de créer au cours de la phase postliminaire (branche droite du U).
De part les caractéristiques des processus de changement d’ordre transformationnel, leur accompagnement ne peut être modélisé, ni s’accommoder de recettes toute faites. Paul Carle dresse une liste d’une dizaine de principes d’intervention qui sont autant de points de repère pour un intervenant, dont les suivants : considérer l’être humain comme digne de confiance ; soutenir le groupe pour l’établissement de ses propres règles ; ne pas prendre le pouvoir sur et dans le groupe ; permettre d’éprouver véritablement les émotions difficiles ; prendre le temps de bien préparer le départ ; prendre le temps de sécuriser mais jamais complètement ; bien scander les étapes du processus et préparer le retour ; favoriser la créativité ; encourager…
Plusieurs expériences ou études de cas mettent en lumière les postures et les pratiques à adopter pour accompagner ces processus, dont les principaux objectifs, pour l’accompagnement d’un groupe, consistent à permettre de “faire communauté”, donner du sens et à faire émerger une intelligence collective.
Deux expériences ont retenu mon attention : la première est la formalisation d’une approche élaborée et mise en œuvre par un ensemble de praticiens inspirés par les mouvements sociaux altermondialistes “The art of hosting and harvesting” (http://www.artofhosting.org/fr/) que les auteurs ont traduit par “l’art des semailles et des moissons” ; la seconde est la conception d’un dispositif d’intervention élaboré à partir de différents terrains, dont le Cirque du Soleil, et appelé “le 3ème Œil”.
Dans tous les cas, accompagner un processus de changement au sein d’un groupe, c’est-à-dire faciliter le passage d’un état 1, considéré comme problématique ou source de déséquilibre, à un état 2, équivaut à rester centré sur le phénomène humain et considérer l’espace de dialogue comme un espace d’apprentissage et de co-création, un espace où se joue un processus d’apprentissage tiré de l’expérience du groupe.
L’intervenant travaille aussi bien à la mise en condition de cette expérience, qu’à sa prise de conscience et sa valorisation auprès des participants. L’enjeu est d’adapter des modes d’accompagnement de processus complexes de changement collectif et d’innovation sociale, par des pratiques toute aussi innovantes, qui soient la fois révélatrices et catalyseurs de cette complexité.
L’art des semailles et des moissons
The Art of Hosting and Harvesting (AoH) ou “l’art des semailles et des moissons” est un dispositif d’intervention participative et de mémoire de l’expérience qui agit comme un processus génératif de connaissances et qui se composent de deux entités : celle de l’animation, ou de l’intervention, en tant que telle (accueillir et semer), et celle de la mémoire de cette intervention (récolter des connaissances et  moissonner).
Le Hosting cadre l’intervention : créer un espace démocratique pour y accueillir les participants ;  cerner, concevoir et planifier toutes les dimensions de l’intervention ; cette phase vise à toucher le sensible et ce qui importe pour les personnes (leur essentiel).
Le Harvesting cadre le processus de mémoire : recueillir, formaliser et redonner au groupe les connaissances qui découlent de l’intervention ; faire prendre conscience de l’expérience collective et du sens de cette expérience. Il s’agit de conserver une mémoire pour développer une compréhension globale et donner un sens partagé à ce qui se joue, permettre aux personnes de constater visuellement ce qu’elles ont en commun, faciliter l’intelligence collective.
Si ces entités sont distinctes, elles sont totalement complémentaires, et leur élaboration se fait d’une manière globale : l’intervention est située de facto par rapport à la mémoire qui en résultera, autrement dit par rapport à l’ensemble des traces à recueillir, au processus qui y conduira et aux technologies et moyens qui y contribueront.
L’intervenant adopte alors une double posture, celle du semeur et celle du moissonneur ; il inclut dans sa  pratique des modalités réflexives qui permettront de valoriser et de montrer ce qui se joue dans le groupe.
Extrait du site web : “Dans la communauté Art of Hosting, nous concevons le déroulé d’une conversation en fonction de la récolte que nous souhaitons faire émerger. Les résultats que nous recherchons nous aident à déterminer les méthodes que nous allons utiliser et la façon dont nous allons les déployer.
Nous continuons à améliorer notre capacité à récolter et à expérimenter différentes formes de récolte : des images numériques, des photos, de la musique, des médias sociaux, des récits, du multimédia – tout ce que vous pourrez imaginer ! Nous sommes convaincus qu’une bonne récolte est un des moyens les plus puissants pour s’assurer que les accords et décisions, qui découlent de ces conversations qui comptent, mènent à l’action”.
Le “3ème œil”
L’élaboration de ce dispositif appartient à un contre-mouvement d’une pensée héritée du cartésianisme et qui consiste d’une part, à séparer et, d’autre part, à vouloir conclure ; il appelle à la réintroduction de la sensibilité dans la logique de compréhension scientifique du monde et des sociétés.
Dans cette idée, la démarche du “3ème œil” vise à réinviter le sensible comme mode de connaissance et d’apprentissage dans les pratiques d’intervention.
Le sensible, ou perception, est une pensée du milieu ; il se situe là où les sens rencontrent la conscience, donc l’intellect ; il est le domaine de l’intuition, des idées émergentes, de l’imagination, de l’affectif…et se traduit en expérience, ou vécu.
Adopter une telle démarche, c’est permettre à chacun d’avoir une vision plus complète, ou plus “juste”, de la réalité sociale qui est composée à la fois de connaissances “froides” (l’information), et de connaissances “chaudes” (l’expérience) ; c’est permettre à chacun de se sentir considéré dans son être entier, de se sentir réunifié et d’accéder ainsi plus facilement à ce qui fait sens, à ce qui est essentiel,  l’expérience étant au cœur des préoccupations humaines.
Réinviter le sensible, passe par une posture et des conditions d’intervention qui le favorise, mais au-delà, l’enjeu est de le rendre visible pour qu’il puisse produire un effet, c’est-à-dire qu’il soit non seulement un véritable processus d’apprentissage, mais qu’il puisse aussi remplir sa fonction de catalyseur dans le processus de changement.
L’expérience présentée montre l’usage de l’art comme moyen pour produire de la mémoire, rendre visible une expérience collective et valoriser un chemin en train de se faire.
Les arts utilisées vont permettre de raconter un récit (vidéo, photo, dessin, enregistrement sonore).  L’équipe du “3ème Œil” est complémentaire aux intervenants, centrés sur l’accompagnement du groupe. Les taches principales de cette équipe étaient d’élaborer un espace de création favorable à l’esthétique, de récolter ou d’enregistrer des traces individuelles ou collectives, et enfin, de mettre en récit, c’est-à-dire de produire de la mémoire.
La théorie de Sharmer ou théorie U, en tant que modèle adapté pour explorer les processus de changement dans l’univers organisationnel
La théorie de Sharmer est basée sur le constat d’une méconnaissance du lieu intérieur à partir duquel un leader opère et qui forme la source de toute action. Cette méconnaissance du lieu intérieur forme l’angle mort, ou le point aveugle, dans les choix collectifs, les interactions sociales quotidiennes, et dans l’accompagnement au changement. Nos échecs collectifs viendraient du fait que nous ne comprenons ni la complexité, ni la profondeur des prises de décision et des transformations qui y sont associées. Nous n’aurions pas appris à développer une compréhension profonde des problèmes et à élaborer des solutions plus globales.
A l’inverse, la réussite du leadership dépend de la qualité d’attention et d’intention que le leader – ici, l’intervenant – apporte à une situation.
La théorie U permet de révéler ce point aveugle, permet de connaître l’endroit (au fond de nous) à partir duquel nous agissons. Le leadership consiste à capter, à faire vivre et engager l’intériorité des personnes (zone de l’intuition, de l’énergie vital, de la pensée sensible, des idées en émergence…).
Le processus décrit par Sharmer comprend 3 mouvements : le co-ressenti, la co-présence et la co-création. Clarifier l’intention d’une intervention et soigner l’attention à soi et aux autres, sont essentiels pour l’accompagnement d’un groupe.
Cette théorie, qui remet en cause la question et la mise en œuvre du leadership, serait particulièrement adaptée pour explorer les processus de changement transformationnel au sein de l’univers organisationnel.
Les changements organisationnels linéaires seraient inopérants dans beaucoup de situations, car ils ne génèrent pas l’apprentissage nécessaire pour soutenir ces changements ; leur cadre d’action est trop restreint, car découlant d’une planification. Alors qu’accompagner  les changements par la mise en place d’un processus non linéaire, permet de s’ouvrir à la mise en œuvre d’actions autres que celles préétablies.
Enfin Sharmer précise que la mise en œuvre d’un processus de changement non linéaire au sein d’une institution est conditionnée par des éléments de contexte (confiance, sécurité, convivialité, qualité relationnelle..), d’organisation (implication des dirigeants et cohérence de ces derniers entre leur discours et leurs actes), et d’accompagnement (posture d’accompagnateur et non d’expert, écoute empathique, accueil du silence, donner vie à une mémoire collective…).
Réflexion personnelle sur le processus de changement émergent appliqué à la médiation environnementale
Parmi les caractéristiques des courbes en U, ou processus de changement, mis en avant par les auteurs se trouve le constat que ces derniers, appliqués à une organisation, interrogent le leadership, la gouvernance et l’intervention. Vecteurs de bouleversement de l’ordre établi et des rapports de pouvoir en place, ces processus éclairent et invitent à exercer un leadership non pas de type “ascendance” avec un seul décideur, mais de type “orchestration de décision collective”. De fait, ils renvoient à la question de la place et de la fonction des décisionnaires et responsables d’une situation problématique.
Rapporté à une problématique environnementale, cet élément clé d’un processus de changement, signifie pour un médiateur de vérifier quels sont les principaux décisionnaires, et s’ils sont effectivement associés au processus. Le type de résultats attendus à l’issu d’un dialogue territorial (l’amélioration de la communication entre acteurs d’un territoire, le réaménagement d’un espace public, l’évolution de la gestion d’un espace naturel…) doit le guider vis-à-vis de cette attention.
Si la problématique concerne plusieurs décisionnaires, il sera attentif à la qualité relationnelle de ces derniers et à leur capacité à travailler ensemble.
Le temps de partage de l’état d’esprit, des fondements et de la démarche proposée avec les décisionnaires paraît fondamental pour la réussite d’un dialogue territorial, et dans tous les cas, le médiateur devra tenir compte du degré d’ouverture de ces derniers pour adapter son intervention, voir  proposer d’autres alternatives pour le territoire que celle du dialogue territorial.
Pour cela, la lecture de ce livre révèle l’importance d’évaluer la situation et le degré de changement (à la marge : adaptation, ou au cœur du système : évolution) que des décisionnaires, ou commanditaires, souhaitent initier.
Il met également l’accent sur la double fonction de révélateur et de catalyseur d’un intervenant (ou plutôt d’un groupe d’intervenants) dans un processus de changement : d’une part, faire vivre la réalité sociale d’une problématique (les différentes perceptions) et les faire exister dans l’espace de dialogue ; et d’autre part, non seulement faciliter l’émergence d’un collectif, mais aussi faire prendre conscience de l’histoire qui se joue dans l’espace de dialogue et, si possible, permettre la valorisation de cette histoire, la rendre visible, pour en faire un facteur de réussite du changement (la mise en œuvre des décisions prises dans le collectif). Mais la plupart des expériences décrites s’appliquent à des collectifs en place ou des groupes de pairs volontaires (étudiants, employés d’une PME…), pour lesquels le travail d’émergence d’un collectif est facilité, ce qui peut être moins évident pour des problématiques environnementales qui vont rassembler des personnes qui se connaissent peu ou qui sont de “cultures” différentes (exploitants agricoles, professionnels du tourisme, gestionnaires d’espace naturels, fonctionnaires de l’État…).
Les auteurs donnent de solides clés pour mieux appréhender le “cœur” de ces changements : le cœur, au sens du passage ou de l’épreuve, mais aussi le cœur au sens de la part sensible logée en chacune des personnes, qui forme la part d’inconnu d’un processus, et à partir de laquelle travaille un médiateur ; mais leurs travaux révèlent aussi tout ce qu’un tel processus demande de confiance, de délicatesse et de temps. Ils révèlent la difficulté, voire l’improbabilité qu’un changement souhaité et souhaitable puisse se produire dans nos organisations : le sensible n’a que très peu de place dans la vie publique et le monde du travail, et l’attente de résultats tangibles (dont la réalité est indéniable, perceptible par le toucher) l’emporte largement sur la conscience et l’attente de résultats intangibles (l’existence de liens sociaux, d’une démocratie vivante et d’une cohésion sociale). Ces derniers sont non seulement difficiles à saisir et à valoriser, mais ils peuvent être sous-estimés ou dévalorisés dans certains milieux socioprofessionnels ou politiques.
Dans un tel contexte, après avoir évalué le dialogue territorial comme étant une démarche adaptée à une situation, le médiateur sera particulièrement attaché à valoriser, incarner et faire vivre toute la part d’humanité et de sensibilité nécessaire au déroulement d’un processus de changement.
Isabelle Mahy est professeure au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Paul Carle est professeur associé au Département de communication sociale et publique de l’UQAM
Cette note de lecture ne résume pas intégralement l’ouvrage, elle en tire quelques enseignements utiles à la conduite de processus de concertation et de participation. Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Christine GARIN
Année de publication : 2018
Auteur : Robert A. Baruch Bush ; Joseph P. Folger
Editeur : Erès

Les pratiques de médiation, émergentes dans les années 1970, sont basées sur différentes théories du conflit, qui elles-mêmes traduisent ce que les participants peuvent attendre d’une médiation.
A côté d’une théorie des pouvoirs (approche activiste), d’une théorie du droit (approche évaluative), et d’une théorie des besoins (approche facilitante), les auteurs ont expérimenté et théorisé une nouvelle approche, l’approche transformative, à travers un ouvrage phare “The promise of mediation” édité en 1994, puis remanié et réédité en 2005.
La pratique transformative
Ayant pour objectif premier l’amélioration de la qualité de l’interaction sociale, l’approche transformative met en avant la fonction de soutien du médiateur auprès des participants, visant à mettre en œuvre leurs compétences fondamentales de force intérieure (“empowerment” ou pouvoir d’agir) et de connexion aux autres (reconnaissance mutuelle). Le principe d’autodétermination est donc essentiel.
Le médiateur, en plus d’être neutre et impartial, se doit d’être non directif, pour ne pas entraver la pleine expression des acteurs et surtout leur capacité à décider, base de l’autodétermination. Toute forme de contrôle venant de lui est contre-productive, parce qu’il réduit pour les personnes, l’opportunité et la capacité d’activer ces compétences fondamentales.
D’un point de vue “technique”, les auteurs décrivent les méthodes et attitudes sur lesquelles s’appuyer pour réaliser des interventions non directives :
le silence attentif, qui offre un sentiment de confiance et de sécurité ;
le reflet ou reformulation, qui permet d’amplifier l’expression de chacun des participants (reconsidérer une parole, l’approfondir ou la modérer) ;
le résumé, qui permet aux personnes de ne pas perdre le fil de leurs échanges et de cheminer vers l’autodétermination et la reconnaissance mutuelle, et surtout qui doit mettre en évidence les différences et les désaccords ;
les questions de vérification sur le processus, le cheminement, les objets, les règles du dialogue, qui permettent aux personnes de faire valoir et vivre leur capacité de décision sur le processus lui-même ;
le retrait silencieux, quand les participants sont directement engagés, font des choix, ou après un échange intense qui nécessite aux personnes un temps d’introspection.
L’autodétermination des participants non seulement sur le contenu de la médiation mais aussi sur le processus lui-même, et la non-directivité de l’intervenant sont donc ce qui caractérisent le plus ce type de médiation.
Conditions et opportunités d’application
Au-delà de ces aspects pratiques, l’approche transformative requiert des conditions de mise en œuvre particulières, pour ne pas dire une certaine exigence, tant de la part des participants que de la part du médiateur.
Cette approche suppose que les personnes soient demandeuses et volontaires pour améliorer leur interaction et leur qualité relationnelle ; elle nécessite que l’intervenant ait vérifié auprès des participants qu’ils sont bien en attente de ce type de médiation et qu’ils ont envie de transformer leurs conflits (différends ou différences).
Pour l’intervenant, il s’agit également de croire en l’humanité et la capacité de changement des participants. Cela peut signifier aussi pour lui, de lutter contre les “pulsions directives”, la tendance dominante du contrôle et la pression de l’obligation de résultats, pour à l’inverse s’appuyer sur ses propres qualités humaines : faire preuve de courage, de maîtrise de ses propres émotions, de clairvoyance pour permettre aux participants de gérer leurs différences, même lorsque ces dernières s’expriment en plein chaos, confusion et conflit ; faire preuve d’une grande qualité de présence.
Si cette approche peut s’appliquer dans une grande diversité de situations, pour ne pas dire dans toutes situations, elle est de fait particulièrement favorable pour des personnes qui se côtoient régulièrement, qui font communauté ou forment un collectif, et dont les interactions méritent d’être travaillées et soignées. Son usage est aussi opportun pour les conflits dominés par des différences culturelles, idéologiques, identitaires, ou de visions du monde, d’autant plus si les personnes les expriment et souhaitent les traiter.
Histoire et révélations de la médiation transformative
En retraçant une histoire détaillée de l’approche transformative, avec ses recherches, ses tâtonnements, ses dérives et ses critiques, l’ouvrage insiste sur l’importance pour l’intervenant d’être clairement connecté aux valeurs fondatrices de sa pratique.
Ainsi pour faire valoir une façon de pratiquer la médiation, différente d’une pratique alors dominante jusque dans les années 1990, l’approche facilitante, les auteurs de l’approche transformative ont travaillé à la mise en évidence de théories du conflit et de postulats.
Cette approche, et le travail de recherche développé depuis une vingtaine d’années, a donc été l’occasion de requestionner l’approche facilitante, basée sur une théorie des besoins et “résolution de problèmes”. Selon cette théorie du conflit, la recherche d’accord est le premier objectif d’une médiation ; elle s’appuie sur une idéologie individualiste de l’identité humaine pour laquelle le conflit est une confrontation de besoins et d’intérêts individuels ; l’interaction entre les personnes n’est pas considérée et l’interaction conflictuelle peut même être perçue comme fondamentalement négative, explosive, imprévisible et comme un obstacle à la construction de solutions concrètes. La remise en cause de soi et le changement provoqués par cette interaction n’ont pas toujours la possibilité de s’exprimer.
Dans l’approche transformative, la recherche de solutions pour résoudre des problèmes spécifiques est bien prise en compte, mais elle est considérée comme découlant du double mouvement d’autodétermination et de reconnaissance mutuelle, et donc du travail d’amélioration de la qualité interactionnelle. La théorie transformative du conflit s’appuie sur une idéologie de l’identité humaine qui repose à la fois sur l’autonomie individuelle, mais aussi sur la connexion sociale, les deux parties de cette dualité étant aussi importantes l’une que l’autre.
L’autodétermination comme valeur première, mais aussi comme point de difficulté à surmonter
L’histoire de l’approche transformative révèle aussi la difficulté à faire vivre la valeur d’autodétermination, véritable clé de voûte de tout processus de médiation.
Le mouvement de reconnaissance mutuelle ne peut avoir lieu que s’il est librement décidé et donc que s’il s’appuie sur un mouvement d’autodétermination. Autrement dit, personne ne s’ouvre à l’autre avant de se sentir lui-même solide, et le mouvement qui mène à ce sentiment de solidité est le mouvement d’autodétermination ; mais ces phénomènes humains ne sont pas si évidents à vivre et à accompagner.
Pourquoi la valeur de reconnaissance a-t-elle pris le dessus sur la valeur de l’autodétermination au début de la pratique de l’approche transformative, et pourquoi peut-elle être sous-estimée dans les processus de médiation ?
Cette difficulté est liée à plusieurs facteurs. D’une manière générale, les mouvements d’autodétermination (confiance en soi, capacité à décider..), sont plus subtils et plus difficilement lisibles aussi bien pour celui qui les vit, que pour celui qui les accompagne. Ils sont perçus comme l’absence de quelque chose de négative, mais pas comme l’apparition de quelque chose de positif.
Dans un processus de médiation, la valeur d’autodétermination est concurrencée par d’autres valeurs, telle que la justice/protection des participants plus vulnérables, et surtout la valeur de relation/réconciliation/reconnaissance. Cette dernière valeur est d’autant plus attractive dans notre société, où l’interaction conflictuelle est le plus souvent perçue comme négative. Ainsi tout mouvement de reconnaissance (excuses, pas vers l’autre..) contrastera alors d’autant plus avec le ton et le contenu d’une interaction conflictuelle, et sera perçu très positivement.
Enfin, pour un intervenant, susciter des mouvements d’autodétermination suppose de faire appel à un ensemble de compétences très spécifiques et nouvelles, et que j’ai citées plus haut.
Réflexion personnelle sur l’application de l’approche transformative en médiation environnementale
Si l’approche transformative est intéressante pour intervenir auprès de personnes qui vivent et se côtoient sur un même territoire, dans le domaine environnemental, elle paraît surtout intéressante pour traiter la dimension “culturelle” ou idéologique liée à une problématique ou un projet, particulièrement lorsque cette dernière domine (aux côtés d’autres dimensions comme la dimension technique, économique, informative..).
Comme dans n’importe quelle domaine, il est important d’expliciter les valeurs qui sous tendent cette pratique d’abord auprès du commanditaire, puis des principaux décisionnaires d’une problématique ou d’un projet, enfin auprès des autres participants. Faire vivre une telle approche suppose que tous les participants aient une vision de leur conflit, ou de leurs différences, qui ne soit pas seulement liée à des intérêts ou besoins contradictoires et avec la seule recherche d’un accord consensuel, mais qu’ils aient aussi la volonté d’améliorer leur interaction et leur qualité relationnelle.
Faire vivre une telle approche, implique très certainement la possibilité de mettre en place des normes et des moyens adaptés, au-delà de la seule présence d’une personne ayant la fonction de tiers neutre et impartial : possibilité de laisser du temps au vécu, à l’échange et à l’interaction, possibilité d’organiser des réunions d’une manière non conventionnelle, sur le terrain ; possibilité, en certains cas, d’utiliser l’art comme modalité d’expression…
Enfin, comme dans tout domaine, le médiateur environnemental devra veiller à ne pas se trouver sous la contrainte de l’obligation de résultats à caractère tangible, au détriment de résultats à caractère intangible.
Plutôt que le garant d’un cadre du dialogue, il pourra se considérer davantage comme quelqu’un qui donne des repères et propose des règles qui faciliteront l’autodétermination, la reconnaissance mutuelle des personnes et la progression du groupe.
Robert Alan Baruch Bush est professeur émérite de droit alternatif de résolution des conflits à la Hofstra University School of Law, Hempstead, New York.
Joseph P. Folger est professeur de communication à l’Université Temple, Philadelphie.
Cette note de lecture ne résume pas intégralement l’ouvrage, elle en tire quelques enseignements utiles à la conduite de processus de concertation et de participation. Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2010
Auteur : Jean-Eudes BEURET et Anne CADORET
Editeur : Editions Charles-Léopold Mayer


Innombrables, innovantes, inscrites au plus près de la réalité des territoires, les initiatives locales de concertation montrent qu’il est possible de co-construire et de gérer par le dialogue des enjeux communs. Elles contribuent à construire une culture de la participation et réinventent la démocratie locale.
Une multitude d’initiatives
Le terme de concertation recouvre des réalités très différentes. Il est même trop souvent dévoyé, confondu avec des exercices de communication politique ou avec des processus visant à faire accepter des projets. De nombreuses démarches descendantes sont ainsi engagées par des pouvoirs publics ou des acteurs privés à destination des associations et des citoyens. Elles font partie du vaste champ de la concertation en France mais elles sont loin d’en occuper tout l’espace. Il existe aussi sur les territoires tout un fourmillement d’initiatives portées par des acteurs divers et dont le but est de « construire ensemble », en dépit de leurs divergences, des actions, des règles ou des principes pour gérer des biens communs, mieux vivre ensemble, dépasser des conflits, répondre à des défis divers. C’est le cas par exemple lorsque des producteurs bretons de coquillages et des agriculteurs – les seconds étant considérés par les premiers comme les responsables de pollutions de l’eau – engagent une concertation qui débouche sur des changements concrets de pratiques agricoles. C’est le cas lorsque des environnementalistes, des éleveurs, des professionnels du tourisme et des collectivités locales décident ensemble de prévenir les conflits d’usage liés au développement des activités de loisirs en montagne. C’est le cas également lorsque des habitants, des associations des élus et des professionnels de l’urbanisme s’allient pour penser la réhabilitation d’un quartier, la gestion d’une friche ou l’aménagement d’une place publique. Outre leur caractère endogène, ce qui réunit ces exemples est une « intention coopérative » des acteurs concernés, c’est-à-dire un souhait de dialoguer pour co-construire, même lorsque les divergences d’intérêts ou de visions sont manifestes. Ces initiatives sont innombrables mais discrètes. Comment les identifier ?
Jean-Eudes Beuret – économiste – et Anne Cadoret – géographe – ont utilisé l’appel à projet de la Fondation de France, qui encourage ce type d’initiatives depuis de nombreuses années, ce qui leur a fourni un inestimable observatoire. Un échantillon de 300 projets (subventionnés entre 2003 et 2007) a servi de base aux analyses développées dans ce livre.
Des projets soutenus par la Fondation de France
Il n’est pas certain que l’échantillon ainsi retenu soit représentatif de la réalité de ces projets, mais il est suffisamment diversifié pour en donner un aperçu. Ils concernent les espaces naturels, cultivés, forestiers, littoraux, urbains ou périurbains. Leurs objectifs sont divers : la moitié visent à concilier des usages concurrents (les loisirs, l’agriculture, l’environnement…), environ un quart a pour objectif de planifier des activités (des aménagements urbains, des projets alimentaires, un développement territorial..) et presque autant de protéger la nature (préserver la biodiversité, développer des énergies renouvelables…). Le reste vise à gérer des conflits, créer des réseaux ou des liens.
Ces initiatives sont portées par des associations, des collectifs citoyens, des collectivités territoriales, des organismes professionnels… Mais elles sont surtout animées par des personnes ouvertes au dialogue, dont le parcours ou la formation leur permet de comprendre plusieurs « mondes » et de servir de passerelles. Lorsqu’ils parlent de leurs démarches, ils évoquent les objectifs d’ « agir ensemble » ou de « mieux se comprendre ».
Impacts et enjeux de la concertation
S’il est difficile de mesurer les effets concrets de ces projets de concertation, quelques enseignements peuvent être tirés de leur observation.
En premier lieu, une expérience de concertation positive a souvent des effets d’entrainement : elle va inspirer un nouveau projet qui lui-même provoquera l’apparition de nouvelles initiatives, etc. Certains territoires deviennent ainsi « dialoguants ». Ce qui permet cet effet boule de neige : l’acquisition de savoir-faire en matière de concertation (qui sont « recyclés » d’un projet à l’autre), le dynamisme et la prise de confiance des acteurs locaux, enfin l’interconnaissance qui se crée entre eux et qui permet de casser les cloisonnements habituels.
En second lieu, ces initiatives locales sont souvent très innovantes dans leur façon de mobiliser le public, d’engager le dialogue, de mobiliser les savoirs de chacun. Théâtre, jeux, représentations cartographiques, réunions dans des lieux publics se marient à des outils plus classiques comme les réunions publiques et les ateliers.
Un bénéfice reconnu par de nombreux porteurs de projet à la concertation est d’avoir permis de dépasser des blocages provoqués par le non-traitement de certains conflits, avec des effets négatifs qui s’accumulent et dont le territoire (l’environnement, par exemple) fait les frais. A ce bénéfice environnemental s’ajoutent d’autres sortes de bénéfices : création d’activités, restauration du lien social, citoyenneté active, considération et estime de soi, meilleur respect des décisions co-construites par rapport aux décisions imposées… Dans certains cas, ce sont de nouvelles formes de gouvernance locale qui se mettent en place ou des organisations qui se créent.
Lorsque la concertation est un échec, il y a deux raisons principales à cela. La première tient à un processus de concertation mal pensé : manque de suivi, absence de réflexion sur la mobilisation des acteurs ou sur la façon de dépasser les différends, naïveté et précipitation. La seconde raison tient au manque de légitimité des initiateurs de la concertation : absence de neutralité, de compétence ou de reconnaissance par les autres acteurs du territoire.
Concertation et action publique
De nombreux acteurs du territoire expliquent leur initiative par les défaillances de l’action publique : celle des collectivités locales ou celle de l’État. Il s’agit de combler des vides, de susciter une participation citoyenne négligée, de décloisonner les politiques. Parfois, ces expériences font évoluer la réglementation au niveau local. Mais le cas est rare et elles manquent souvent de la visibilité et de la reconnaissance nécessaires pour produire un effet d’entrainement. Même les réseaux associatifs sont limités du fait qu’ils mobilisent souvent les mêmes personnes. D’une région à l’autre ou d’un thème à l’autre, les porteurs de projets de concertation locale ne se connaissent pas. A de rares exceptions près, les acteurs publics n’intègrent pas les enseignements des initiatives locales dans leurs décisions, voire prennent parfois par méconnaissance des décisions impromptues qui cassent les dynamiques en cours. Le paradoxe étant que les pouvoirs publics eux-mêmes appellent de plus à la concertation…
Mais le terme de concertation a des significations différentes et les incompréhensions sont fréquentes. Entre la concertation vue comme un dialogue territorial entre acteurs locaux désireux de co-construire des décisions, et une concertation vue par exemple comme la consultation de citoyens autour de projets d’aménagement, il y a un monde… La première acception a une forte incidence mai reste peu audible et peu soutenue, la seconde est plus visible et mieux dotée en ressources publiques.
Propositions
Les besoins de concertation sont de plus en plus importants dans les territoires, pour diverses raisons : diversité et interdépendance croissante des activités humaines, besoin de décloisonnement des politiques publiques, développement des réseaux, perméabilité de l’État à la notion de participation, incertitudes technologiques et sociétales.
Tout cela plaide en faveur d’une politique publique d’appui à ces initiatives de dialogue territorial. Celle-ci devrait en premier lieu proposer des soutiens financiers, prenant ainsi le relais du rôle pionnier de la Fondation de France. Elle devrait également développer les ressources humaines nécessaires pour conduire ces processus de dialogue.
Il existe actuellement des lignes de fracture entre la démocratie représentative et la démocratie participative, qui se traduit par un manque criant de synergie entre État, élus locaux et porteurs de projets. D’un côté, les acteurs locaux redoutent des interventions publiques qui leur imposeraient un carcan dont ils ne veulent pas. De l’autre, les élus et les décideurs publics se méfient des initiatives locales dont ils pensent qu’elles sont inspirées par des intérêts sectoriels et renforcent les particularismes locaux au détriment de l’uniformité des règles. Or, il est indispensable de considérer comme légitimes et d’encourager les initiatives locales portées par la société civile qui sont inspirées par l’intérêt général. Il faut associer démocratie participative et démocratie représentative pour aller vers une démocratie coopérative dans laquelle, non seulement les acteurs locaux seront invités à coopérer pour définir et atteindre des objectifs partagés, mais dans laquelle ceux-ci et les pouvoirs publics coopèreront de la même façon en faveur du bien commun.

Note de lecture : David Chabanol
Année de publication : 2016
Auteur : Marshall B. ROSENBERG
Editeur : La Découverte


Inspiré par les travaux de Carl ROGERS, Marshall ROSENBERG a formalisé un processus de communication reposant sur l’expression des besoins et la formulation de demandes justes, favorisant la compréhension mutuelle et la résolution des conflits : la Communication Non Violente (CNV).
L’auteur commence par présenter le processus global de la CNV :
observation des faits,
expression des sentiments,
identification des besoins,
formulation d’une demande.
Puis il détaille chaque étape en les illustrant de situations vécues ou de témoignages.
Un chapitre entier est consacré à l’utilisation de la CNV pour la résolution de conflit et la médiation, dans le rôle de tiers extérieur. Il intéressera particulièrement les animateurs de dialogue territorial.
« Ce que je recherche dans la vie, c’est la bienveillance, un échange avec les autres, motivé par un élan du cœur réciproque. » M.B. ROSENBERG
La communication « aliénante »
De nombreuses façons de communiquer expriment des jugements, des comparaisons, le rejet de la faute sur les autres…
« Le problème avec eux, c’est qu’ils ne comprennent rien et qu’ils ne pensent qu’à leurs intérêts ». Lorsqu’on émet des jugements de ce type, on étiquette et on catégorise les gens et leurs actes. Cela engendre chez l’autre deux types de réactions : la résistance ou la soumission. Dans un cas comme dans l’autre, la relation aura du mal à être réellement et durablement constructive et risque fort d’être polluée par des formes de violence.
Le refus de responsabilité s’exprime à travers les injonctions du type « il faut… », « tu dois… » ou dans l’expression de causalité floues ou extérieures à nous : « je fais ceci car on me l’a demandé, j’y étais obligé ». Cela nous déresponsabilise et empêche la recherche de solutions satisfaisantes.
« Observer sans évaluer »
La première composante de la CNV est l’expression de ce qu’on observe, en distinguant observation et jugement. Dire les faits tels qu’on les perçoit, le plus objectivement possible, sans généralisation, est la première étape pour être bien compris.
Il ne s’agit pas de nier ou de taire l’effet que nous fait la situation, mais de bien séparer les deux : « ce collègue est insupportable ! » est un jugement, une évaluation, qui n’invite pas au dialogue. « Ce collègue parle fort et je n’arrive pas à travailler comme je voudrais à côté de lui » est une observation de ce qui se passe à l’extérieur et à l’intérieur de moi qui peut permettre d’entrer dans une démarche de recherche de solution.
« Identifier et exprimer ses sentiments »
NB : l’auteur utilise le terme « sentiment » pour décrire l’état intérieur ressenti par la personne. Il nous semble qu’il parle autant de sentiments que d’émotions…
Cette deuxième étape de la communication non-violente est délicate car nous n’avons pas tous l’habitude d’être à l’écoute de nos sentiments ou de nos émotions et encore moins de les exprimer publiquement. En le faisant, nous révélons notre vulnérabilité. Pourtant cela nous aide grandement à établir un lien sincère et profond avec l’autre.
L’auteur insiste sur les fausses expressions de sentiment qui sont en fait des jugements. Par exemple, « Je me sens nul à la guitare » n’est pas l’expression d’une émotion, mais un jugement. Alors que « je suis déçu par mes talents de guitariste » ou « je suis impatient de progresser » sont des façons d’exprimer mon ressenti et mes émotions. De la même façon, dire « je me sens incompris » est une évaluation de la capacité de compréhension des autres et ne traduit pas ce que je ressens réellement.
Une large palette de termes exprime la diversité et les nuances des émotions et sentiments humains.
« Assumer la responsabilité de ses sentiments »
Les paroles et les actes des autres sont des facteurs déclenchants de nos sentiments mais n’en sont pas la cause. La cause de nos sentiments sont nos besoins insatisfaits.
En partant de ce postulat, M. ROSENBERG identifie 4 façons de réagir à une parole ou un acte négatif :
1 – se sentir fautif (soumission)
2 – rejeter la faute sur l’autre (rebellion)
3 – être à l’écoute et exprimer ses sentiments et besoins
4 – chercher à percevoir les sentiments et besoins de l’autre.
Les deux premières réactions sont contre-productives et aliénantes. La CNV invite à se mettre à l’écoute des sentiments et à chercher à identifier les besoins non satisfaits, chez soi ou chez l’autre. Pour cela, on peut formuler notre ressenti de la façon suivante : « je me sens… parce que j’aimerais… ». Ainsi, nous reprenons la responsabilité de nos sentiments et ouvrons la porte à la recherche de solutions visant à satisfaire le besoin identifié, alors que les jugements, les critiques ou la soumission nous en détournent.
La CNV classe les besoins en quelques grandes catégories :
Autonomie
Célébration
Intégrité
Interdépendance
Jeu
Communion spirituelle
Besoins physiologiques
L’incapacité à identifier et exprimer nos besoins nous conduit à une forme « d’esclavage affectif » dans lequel nous nous croyons responsable des sentiments des autres et croyons que les autres sont responsables de nos propres sentiments. Dans le processus d’émancipation, nous traversons une phase intermédiaire que M. ROSENBERG appelle « phase exécrable » dans laquelle nous renvoyons brutalement l’autre à sa propre responsabilité : « c’est TON problème ! Ce n’est tout de même pas moi qui suis responsable de ce que tu ressens ! ». On prend alors conscience de nos propres besoins et on les exprime… mais sans prendre soin des besoins de l’autre. Lorsqu’on arrive à prendre en considération ses propres besoins tout en étant à l’écoute de ceux de l’autre, on atteint une troisième phase, dite de « libération affective ». A ce stade, on se sent capable d’accueillir avec bienveillance et empathie les besoins de l’autre.
« Demander ce qui contribuerait à notre bien-être »
La quatrième et dernière étape du processus de CNV est la formulation d’une demande concrète qui contribuera à la satisfaction de notre besoin.
La demande doit être formulée positivement. Les demandes négatives (« ne fais pas ») sont difficiles à satisfaire et donc paralysantes. Elles peuvent provoquer des réactions de résistance.
Pour permettre le passage à l’action, plus la demande est concrète, positive et claire, mieux ce sera.
L’auteur illustre chaque étape avec des exemples de dialogues qui montrent que plusieurs essais sont souvent nécessaires pour arriver à une formulation efficace du point de vue de la CNV.
Les demandes doivent aussi être explicites pour avoir une chance d’être entendues. Il nous arrive d’exprimer des demandes implicites (Un exemple courant est « j’ai soif » au lieu de demander « peux-tu me donner à boire » !).
Une demande au sens de la CNV n’est pas une exigence ! Elle tient compte aussi des besoins de l’autre. La différence est qu’une demande peut recevoir une réponse négative sans provoquer de jugement, de menace ou de représailles de la part de celui qui l’a émise.
L’écoute empathique
La CNV est comme une médaille à deux faces : la première face est celle de notre propre expression, décrite dans les premiers chapitres, la deuxième est celle de l’écoute des sentiments, besoins et demandes de l’autre.
L’écoute empathique laisse la place à l’expression des sentiments. Elle est permise par une qualité d’être, par une présence totale, sans volonté d’agir sur l’autre.
C’est une pratique délicate mais qui est très bénéfique pour améliorer la qualité de la relation et la recherche de solutions.
Bienveillance envers nous-même
L’auteur développe comment nous pouvons nous auto-appliquer la CNV. Il est fondamental de prendre soin de soi-même si nous voulons prendre soin des autres et des relations qui nous y relient. Il nous invite à éviter les « je dois » et à les traduire en « je choisis », en nous offrant à nous-même la démarche d’exploration de nos besoins non satisfaits et de clarification de nos motivations.
Un focus particulier est fait sur l’expression de la colère.
Pour contre-carrer l’image passive que peut donner l’expression « non-violente », Marshall ROSENBERG insiste sur le fait que la CNV se veut comme une méthode efficace pour exprimer sa colère et lutter contre les injustices. La violence est contre-productive et l’application des différentes étapes de la CNV pour exprimer sa colère et formuler une demande claire a toutes les chances d’avoir plus de résultats. Encore faut-il prendre le temps d’écouter nos propres émotions, nos besoins non satisfaits, tout en prenant soin de faire preuve d’empathie envers l’autre…
L’application de la CNV à la médiation
Ce chapitre est particulièrement recommandé pour tous les animateurs de concertation.
Pour espérer aboutir à la résolution du conflit, « chaque partie en présence doit savoir dès le départ que le but n’est pas d’amener l’autre à faire ce qu’elle veut ». L’ambition n’est pas d’aboutir à un compromis où chacun aura renoncer à certaines choses, mais à la satisfaction des besoins de chacun.
Pour cela, il est indispensable de permettre aux parties prenantes de « se relier cœur à cœur ». Le processus de la CNV, en particulier les étapes d’expression des besoins et de formulation d’une demande claire, réaliste et respectueuse des besoins de l’autre, permet cette relation particulière.
Dans une situation de conflit, nous allons chercher à permettre à chacun d’exprimer ses besoins en vérifiant qu’ils sont compris par l’autre, sans jugements ni insinuations. Après cette phase d’écoute et d’expression mutuelles vient l’étape de la recherche de solutions. Il est vraiment fondamental d’apporter une attention particulière à la différence entre l’expression des besoins et les stratégies mises en œuvre pour les satisfaire. « Les besoins ne font jamais références à une action particulière » à la différence des stratégies. Il faut donc chercher à identifier les besoins à travers toutes les formes d’expression, verbales ou non verbales.
Il est important de vérifier que les besoins de chacun sont entendus et compris par tous. Et pour entendre les besoins de l’autre, on a besoin de se sentir écouter… Le médiateur a un rôle important pour permettre aux protagonistes de sortir de ce cercle vicieux.
La recherche de solutions est facilitée par l’utilisation d’un langage d’actions positif au présent : demander à l’autre précisément ce qu’on attend de lui ici et maintenant. Dans cette phase, l’expression d’un « non » doit être prise comme l’expression d’un besoin insatisfait et conduire à l’ouverture d’une nouvelle boucle de communication pour aboutir à son identification.
Le rôle du médiateur est « de traduire le message de chacune des parties afin qu’il soit compris par l’autre », tout en vérifiant en permanence « auprès de la personne qui parle si elle estime qu’il la traduit de manière exacte ».
Conclusion
La Communication Non-Violente est une méthode qui nous invite à incarner des principes d’empathie et de respect dans nos relations, en nous connectant à nos besoins. Applicable à toutes les situations où la communication entre les personnes est importante, elle nécessite à la fois un apprentissage, de la pratique et l’acceptation d’un travail sur soi pour qu’elle soit véritablement incarnée et non une méthode de communication superficielle et automatique.

Note de lecture : Pierre-Yves Guihéneuf
Année de publication : 2015
Auteur : Luiggi BOBBIO et Patrice MELE (coord.)
Editeur : De Boeck


Références : N° 13, 2015/3
Dans leur introduction, Luigi Bobbio et Patrice Melé proposent des éléments de réflexion sur les rapports entre concertation et conflit. Ils se basent sur les articles suivants et plus largement sur la littérature sur le sujet. Ils abordent cette question sous deux angles : normatif et analytique.
Un regard normatif : faut-il prendre parti pour le conflit ou pour la participation ?
La concertation est parfois accusée de brider les conflits, parfois de favoriser leur développement. La première proposition est peut-être la plus répandue. On accuse la concertation (notamment dans ses formes institutionnalisées, c’est-à-dire impulsée et encadrée par les institutions) de créer de faux consensus et d’être instrumentalisée pour étouffer les controverses. On peut dire même qu’au cours des dernières années, la sympathie va plutôt à la contestation qu’à la concertation institutionnalisée. Le conflit est vu comme sain, comme l’indicateur d’une liberté de pensée et donc de qualité de la démocratie. La concertation pourrait être vue comme un moyen, non pas d’annihiler les conflits mais d’expliciter les enjeux, d’offrir une voie de sortie honorable aux parties prenantes et de progresser, mais cette vision des choses n’est pas si répandue. Le plus souvent, la concertation est vue comme un renoncement à l’expression des différences. Cette vision ignore le fait que les conflits qui n’évoluent pas se figent, ce qui n’est pas une perspective très encourageante…
On se pose rarement la question de la légitimité du conflit alors qu’il y a quelques décennies encore, on tendait souvent à considérer comme justes les conflits qui contestaient l’ordre établi. Aujourd’hui, des habitants qui s’opposent à l’implantation d’une décharge d’ordures ménagères près de chez eux et qui imposent aux autorités d’exporter leurs déchets, comme on l’a vu en Italie, sont-ils légitimes en suscitant ce conflit ?
S’il est difficile de distinguer les bons et les mauvais conflits, peut-on dire comme le font certains chercheurs qu’il existerait des conflits solubles dans la concertation et d’autres qui ne le seraient pas ? Les premiers porteraient sur des enjeux partageables et pourraient se régler par une répartition équitable ; les seconds porteraient sur des enjeux non divisibles et devraient donc passer par la victoire d’une partie sur l’autre. Dans la réalité, cette distinction n’est pas si nette et il s’avère que c’est souvent l’attitude des parties plus que la nature de l’enjeu qui fait le caractère négociable ou non d’un conflit. Des auteurs comme Susskind ou Fisher et Ury ont montré que des revendications apparemment irréconciliables pouvaient cacher des intérêts conciliables et que dans ce cas, des solutions « intégratives » (préservant l’essentiel des intérêts de chacun) étaient donc possibles.
« Si on cherche le consensus, on nie le conflit » : cette reflexion n’a pas de fondement. Ceux qui militent pour la démocratie délibérative ne cherchent pas à éviter les conflits ni à les apaiser, mais à progresser à partir d’eux. D’ailleurs, le désaccord est nécessaire au dialogue : c’est le conflit qui nourrit la délibération. On aurait tort de réduire la concertation à une conversation policée entre personnes raisonnables, alors que les « vrais » sujets seraient traités de façon conflictuelle dans l’espace public.
Il est vrai que la concertation est parfois vue (par exemple par des élus) comme un moyen de faire taire les conflits. Mais c’est là une perversion de son objectif. Quand elle est bien organisée, les conflits s’y expriment et les acteurs minoritaires ou peu organisés, souvent incapables de provoquer des conflits par ailleurs, peuvent s’y faire entendre.
La question n’est donc pas de choisir entre le conflit et la concertation. Il faut juger l’un et l’autre à leur capacité de faire porter l’attention sur des enjeux importants, de donner la parole y compris aux plus faibles, de déboucher sur des solutions.
Un regard analytique : que font les conflits à la concertation et vice-versa ?
En fonction du contexte (notamment de son degré de conflictualité) et du type de concertation (un jury citoyen, une commission locale sur les risques industriels, un débat suscité par une institution publique sur un projet d’aménagement…), la place du conflit et des groupes mobilisés dans la concertation peut diverger fortement. Les relations entre les acteurs locaux et l’attitude des institutions jouent là un rôle décisif.
Alors que certains chercheurs, on l’a vu précédemment, accusent la concertation d’étouffer le conflit, de nombreux élus craignent au contraire qu’elle ne favorise leur déclenchement. Dans les articles présentés ici, cette crainte ne se vérifie pas. Certes, les concertations peuvent offrir des tribunes aux opposants, populariser les oppositions ou modifier les rapports de force. Mais les tentatives de garder le secret sur certains projets alimentent également les oppositions.
La concertation contribue-t-elle à favoriser l’acceptation des projets ? Là encore, il est difficile de le dire au vu des cas présentés. Les maîtres d’ouvrage sont souvent soupçonnés de chercher à manipuler les échanges à leur avantage. Cette suspicion n’est pas toujours fondée mais même lorsque c’est le cas, le succès n’est pas assuré. Finalement, l’issue d’un conflit au terme d’une démarche de concertation conserve une bonne part d’imprévisibilité.
En conclusion, Luigi Bobbio et Patrice Melé suggèrent de relativiser l’opposition entre conflit et concertation. Même s’il arrive que la participation institutionnalisée soit l’ennemie du conflit et vice-versa, il arrive aussi que des synergies soient possibles. Le conflit peut nourrir la participation et lui donner du sens. La participation peut offrir un débouché aux conflits. Protestation et dialogue sont parfois nécessaires l’un à l’autre. Leur coexistence n’est pas toujours pacifique, elle est faite de tensions, mais on peut les considérer comme des modalités différentes mais imbriquées de mise en débat des décisions publiques. La question du conflit invite également à prendre en considération le contexte de la participation, à ne pas considérer seulement le dispositif de dialogue et son fonctionnement, mais également les relations avec ce qui l’entoure. Mieux étudier les relations entre conflit et concertation peut donc s’avérer une piste à creuser par les chercheurs.
Cinq articles suivent cette introduction, deux d’entre eux sont présentés ici.
Entre conflit et participation : double apprentissage dans un mini-public et un mouvement de contestation
Lors d’une recherche effectuée à l’occasion de sa thèse, Laura Seguin a suivi deux expériences. D’une part, une conférence de citoyens organisée par l’association Ifrée en Poitou-Charentes en partenariat avec des institutions locales, sur la question très controversée localement de la gestion des ressources en eau. D’autre part, la mobilisation d’un collectif ardéchois qui s’oppose à l’exploitation des gaz de schiste.
En Charentes, la politique de démocratie participative initiée par la Région a eu un effet imprévu. Elle a contribué à développer les capacités de la société civile, à permettre son irruption dans les négociations entre agriculteurs et institutions publiques et à renforcer les conflits sur l’eau. C’est dans la perspective de la mise en place d’un Commission locale de l’eau qu’un établissement public territorial de bassin a accepté la mise en place par l’Ifrée d’un panel de citoyens pour donner un avis sur ce sujet. Face à la pression de certains responsables qui préfèreraient que les citoyens soient interrogés sur leurs comportements individuels en matière d’usage de l’eau, l’Ifrée refuse la dépolitisation du débat et pose la question de la compatibilité entre les usages de l’eau et le bon état des ressources. La question agricole est donc au cœur des échanges. Les débats sont parfois vifs mais les animateurs encouragent les attitudes coopératives
En Ardèche, le secret qui a entouré les recherches sur les gisements de gaz de schiste a provoqué une indignation sur le territoire et la constitution de mouvements d’opposition, souvent avec l’appui des élus locaux. Le Collectif 07 est surpris par l’ampleur de la mobilisation et tente rapidement de conjuguer les manifestations de force avec une attitude coopérative et fait le choix de la non-violence. Les comportements ouvertement belliqueux sont critiqués, ce qui suscite quelques défections au sein du mouvement. Le Collectif mobilise des outils comme le débat mouvant ou le théâtre-forum afin de faciliter l’expression des opinions.
Dans les deux situations, les animateurs tentent d’exclure la violence sans éluder le conflit. Pour eux, l’enjeu est de passer de l’affrontement au débat argumenté et d’assumer les différences d’opinion. Il faut aussi apprendre à délibérer, c’est-à-dire à passer à une étape de proposition en recherchant des points d’accord, sans pour autant occulter les aspects qui ne font pas l’objet de consensus. Ce mode de discussion relève d’un apprentissage pour les participants qui perdure dans le cas Ardéchois.
Autre apprentissage : rendre la parole collective audible par les pouvoirs publics. En Ardèche, cela passe par la construction d’une expertise scientifique sur le sujet par les membres du collectif. En Poitou-Charentes, cela consiste à évacuer toute proposition jugée radicale qui ne serait pas « entendable ».
Quelle réponse aux conflits d’aménagement ? De la participation publique à la concertation
Jean-Marc Dziedzicki, ancien responsable des questions de concertation au sein de SNCF Réseau, estime que face à la recrudescence des conflits portant sur les aménagements, l’ouverture d’espaces de participation du public ne suffit pas. Il faut passer à une dynamique de concertation, c’est-à-dire à la recherche d’une solution au conflit par le dialogue entre des parties qui évoluent vers une posture de « coopération conflictuelle ».
Le conflit a en fait quatre composantes principales :
Le conflit sur les incertitudes traduit la perception de risques liés à un projet (nuisances, effets sur la santé ou la nature…) ; le sentiment d’injustice (les riverains supportent à eux seuls les effets négatifs d’un équipement qui bénéficie à toute la collectivité) est également à classer dans cette catégorie. On y répond en tentant de réduire les impacts ou au moins de les objectiver.
Le conflit substantiel traduit un désaccord sur le bien-fondé du projet et remet en cause des orientations générales (la politique des transports, par exemple). On y répond en engageant un débat sur la politique publique qui sous-tend le projet, en interrogeant et explicitant ses orientations.
Le conflit structurel conteste la légitimité des décideurs, la compétence des experts, la justesse de la notion d’intérêt général qui est mise en avant. Il remet en cause le monopole des autorités publiques dans la définition de l’intérêt général. Il est difficile d’y répondre. L’expérience montre que des réponses aux autres types de conflit contribuent cependant à le réduire. Par exemple, faire des efforts pour réduire les risques (réponse au conflit sur les incertitudes) et expliciter les choix politiques (réponse au conflit substantiel) peut renforcer la légitimité du maître d’ouvrage.
Le conflit de procédure remet en cause le processus décisionnel : manque de transparence, exclusion de la population, insuffisance du dialogue. On y répond en renforçant ou en faisant respecter les droits des participants, en assurant la bonne marche du processus de dialogue, éventuellement en faisant intervenir un tiers garant.
Trop souvent, la mise en place de processus de participation est vue comme une réponse au conflit alors qu’elle ne répond véritablement qu’au conflit de procédure. Or, il faut donner des réponses aux autres types de conflit et la participation actuellement n’est pas prévue pour cela. Il faut donc inscrire la participation du public dans une ambition plus vaste qui est de déboucher sur des accords : c’est le but de la concertation.
Il existe de nombreuses façons d’agir face au conflit : l’évitement, la concession, la décision autoritaire, le recours à l’arbitrage d’un tiers, le vote, la négociation, la coopération ou la relation contractuelle. Certains modes d’action visent à une victoire d’un camp sur l’autre (conflit destructeur), d’autres visent à un partage des gains (conflit constructif). La participation du public est un élément constitutif d’une stratégie plus systémique qui a pour objectif de donner une issue constructive aux conflits.
Trois autres articles ne sont pas résumés ici : celui de Gianfranco Pomatto sur des conflits d’aménagement en Italie, celui d’Emmanuel Martinais sur la prévention de risques industriels et celui de Marie-José Fortin et Yann Fournis sur les mobilisations contre le gaz de schiste au Canada. Pour les lire, consulter la revue en ligne.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2015
Auteur : Laurent MERMET et Denis SALLES (dir.)

Cet ouvrage fait le point sur 17 projets de recherche réalisés lors de la seconde phase du programme « Concertation décision environnement » financé par le ministère de l’Environnement et l’Ademe de 2008 à 2014. La première phase avait fait l’objet d’une publication intitulée « Environnement, décider autrement »
Bilan critique de la concertation environnementale
Après le temps de l’innovation dans les années quatre-vingts, puis de l’institutionnalisation, vient le temps du bilan critique : la concertation est-elle la solution aux problèmes d’environnement ? A cette question, Laurent Mermet et Denis Salles, dans l’introduction et la conclusion de cet ouvrage, répondent clairement par la négative. Ce n’est pas LA solution. Mais elle fait désormais partie des outils pour traiter ces enjeux.
Les conflits d’environnement emblématiques de la décennie 2010 comme celui de Notre Dame des Landes, de Sivens ou de Roybon laisseraient même penser à l’échec de la concertation dans le traitement des différends portant sur l’environnement. En fait, les recherches présentées dans cet ouvrage sont plus nuancées. Certaines présentent des succès : des acteurs locaux qui dialoguent pour gérer des aires marines protégées, réaménager un quartier, mettre fin à des pollutions industrielles ou même nucléaires… Mais d’autres conflits d’environnement résistent à la concertation : dans certains cas, les divergences d’intérêts semblent telles qu’il s’avère impossible de trouver des accords. Pire sans doute, la concertation peut faire croire à des accords alors qu’il n’en est rien : dans le marais poitevin, où les expressions consensuelles fleurissent et laissent penser à la possibilité de concilier agriculture et environnement, les logiques d’appropriation privée des ressources et d’agression des milieux naturels perdurent sans être sensiblement affectées.
Tous les conflits ne peuvent pas, par nature, trouver une issue négociée. Les auteurs dénoncent la « machine à consensus » qui donne l’illusion d’un « jeu démocratique pacifié par la rhétorique gagnant-gagnant ». Toutes les situations ne se prêtent pas à des accords équilibrés.
Il faut d’ailleurs se demander si les conflits d’environnement sont un problème ou seulement les symptômes de problèmes de société plus profonds ? Si c’est le cas, la concertation est-elle bien l’outil approprié ?
De plus, la concertation est souvent dévoyée par des maîtres d’ouvrage qui la considèrent comme un édredon capable « d’étouffer les revendications environnementales en les dépolitisant ». La concertation instituée, c’est-à-dire conduite sous la responsabilité d’autorités politico-administratives qui cherchent trop souvent à en réduire la portée (limiter le nombre de participants, réduire le champ des questionnements…) et l’impact (faire en sorte qu’elle modifie le moins possible les projets) apparaît ainsi comme une supercherie aux yeux des participants, dont certains vont rechercher d’autres voies pour se faire entendre, quitte à ouvrir des fronts de contestation radicale. Pour les auteurs, les maitres d’ouvrage doivent offrir des marges de manœuvre sensibles à la concertation. S’ils en attendent seulement une meilleure acceptation de leurs projets sans envisager de renoncer à les mettre en œuvre quand cela est nécessaire, ils conduisent à terme le dialogue dans une impasse.
Plusieurs recherches montrent que, face à cette concertation instituée, maîtrisée par les autorités et conçue de façon descendante, il existe une concertation d’initiative locale dont la capacité à produire des échanges de qualité et des accords durables est bien supérieure. Cela est dû à trois facteurs principaux : la motivation des acteurs et le fait que les objectifs soient peu ou prou partagés ; le caractère concret des problèmes mis sur la table ; le fait que les démarches soient dessinées sur mesure par les acteurs concernés et non pas plaquées de l’extérieur.
Cela ne signifie pas que la concertation institutionnelle soit moins utile, mais ses buts sont différents. Elle permet notamment aux acteurs de la société civile d’avoir accès aux informations sur les projets et de se voir garantir un droit à l’expression. A eux d’en maîtriser les codes pour faire avancer leurs intérêts et de décider des actions à mener qui ne rentrent pas dans le cadre de la concertation.
Enfin, les discours sur la participation invitent à une responsabilisation des acteurs et manifestent de la fin d’un Etat tout-puissant. Du même coup, ils encouragent les acteurs locaux à des « débordements » : lancer des projets alternatifs, gagner des espaces de liberté, organiser des collectifs de résistance.
En conclusion, la concertation :
ne peut pas résoudre par nature tous les conflits d’environnement mais seulement une partie d’entre eux, ce qui suscite des désillusions chez ceux qui en attendraient plus ;
est instrumentalisée par certains maîtres d’ouvrage ou responsables politiques, ce qui provoque des réactions désabusées ou parfois violentes des participants ;
invite à l’autonomie et à la responsabilité de chacun, ce qui encourage les initiatives citoyennes dans l’espace public.
Elle n’est donc pas une simple « solution à des problèmes ». Elle s’inscrit dans une perspective politique élargie de l’action collective et de la décision dans le domaine de l’environnement.
Encore une fois, il faut se garder de toute généralisation. Les auteurs insistent, dans l’introduction de l’ouvrage, sur la diversité des contextes qui détermine elle-même des effets sensiblement divers d’une situation à l’autre. En particulier, trois éléments provoquent de fortes différences dans les expériences étudiées : le sujet lui-même, le lieu et la temporalité des processus. Malgré cela, les recherches permettent de dégager six enseignements :
Il est possible de rouvrir des marges de manœuvre ou des espaces de dialogue dans des situations très dégradées et des climats difficiles (enseignement tiré de l’article d’Odile Piriou et Pierre Lenel à propos d’un dialogue entre élus, industriels et habitants dans le « couloir de la chimie »)
Le design des dispositifs a une grande importance. Selon les modalités de dialogue mises en place, le déroulement et les résultats diffèrent sensiblement (article de Laurence Monnoyer-Smith et Clément Mabi sur l’usage des outils numériques dans les débats publics).
La concertation ne peut pas reposer sur des méthodes standardisées. Quand apparemment c’est le cas, comme lors des débats publics, on se rend compte que les organisateurs adaptent les principes au cas par cas et font preuve d’initiative. Il faut disposer de marges de manœuvre sufffisantes pour faire du sur-mesure, mais également de capacités pour mener un diagnostic de chaque situation, concevoir des dispositifs spécifiques et conduire de procédures adaptées (article d’Odile Piriou et Pierre Lenel précédemment cité ; article d’André Larceneux sur la participation dans le domaine du nucléaire militaire).
La concertation à elle seule ne modifie pas la décision et la conduite de l’action publique. L’inertie des professionnels et des élus est une véritable difficulté. Il faut que les acteurs clés modifient leurs perceptions et leurs habitudes (article de Claudine Guidat et article de Jodelle Zetlaoui-Léger et al. sur des éco-quartiers)
La concertation peut jouer un rôle important dans les situations où différentes échelles de l’action collective ou de l’action publique viennent à se confronter. La coordination des acteurs et le passage des frontières entre domaines de compétence sont nécessaires. Elles sont aussi risquées car ces situations sont conflictuelles (article de Luigi Bobbio et Patrice Melé sur la gestion de déchets ; article d’Amandine Guilbert et al. sur un éco-quartier ; article de Caroline Lejeune et Bruno Villalba sur un éco-quartier).
La concertation est un lieu d’innovation. Des méthodes originales, comme celles basées sur l’utilisation de la prospective, permettent d’engager des réflexions collectives dans des contextes où le dialogue est difficile (article de Sébastien Treyer et Charlotte Michel sur la construction de scénarios pour des aires marines protégées).
Alors, faut-il croire à la concertation dans le domaine de l’environnement ? Oui, mais avec clairvoyance et sans naïveté. Et sous réserve de faire preuve d’exigence. Il faut en particulier continuer de capitaliser les expériences et en tirer des enseignements sur les conditions de réussite, professionnaliser la conception et l’animation des démarches, perfectionner encore les méthodes.
Bref aperçu des recherches
Il est difficile de résumer ici le contenu de 17 articles résumant eux-mêmes des recherches sur des situations très diverses. Le lecteur se réfèrera avec profit à l’ouvrage. Le descriptif ci-dessous permet simplement de considérer les travaux sur lesquelles se sont basés Laurent Mermet et Denis Salles pour formuler leur analyse.
La concertation ne peut pas résoudre tous les conflits : implantations contestées d’équipements et d’infrastructures
Luigi Bobbio et Patrice Melé comparent des situations de conflit et de concertation dans la localisation d’infrastructures de gestion de déchets en France, en Italie et au Mexique. Jean-Michel Fourniau analyse la trajectoire de projets ferroviaires en région PACA.
Repenser l’articulation entre responsabilité globale et locale : la concertation sur les risques.
Odile Piriou et Pierre Lenel ont travaillé sur une conférence riveraine portant sur les risques industriels à Feyzin. Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran proposent une réflexion générale sur le changement climatique, la résilience et les discours sécuritaires.
La concertation sur les aires protégées : levier d’action ou verrou social déguisé ?
Christophe Bouni, Charlotte Michel et Agathe Dufour distinguent 4 stratégies-types de concertation pour les aires marines protégées : co-construire, négocier, persuader ou défendre. Charlotte Michel et Sébastien Treyer montrent comment la prospective territoriale a structuré la concertation dans le bassin d’Arcachon. Philippe Deboudt et Valérie Deldèvre mettent à jour les inégalités environnementales dans la concertation sur les calanques de Marseille.
Donner la parole au public : du principe à la conception des dispositifs de concertation.
Cécile Blatrix et al. font un bilan très mitigé de la participation du public à l’élaboration de textes réglementaires. Laurence Monnoyer-Smith et Clément Mabi montrent comment les dispositifs de débat public, selon leur configuration, contribuent à définir qui parle, même s’ils ne sont pas les seuls déterminants de l’expression des acteurs.
La concertation entre ouverture à la marge et transformation écologique de la ville : une tournée des éco-quartiers
Jodelle Zetlaoui-Léger et al. analysent les pratiques des habitants et des maîtres d’ouvrage. Laurent Dupont et al. s’intéressent au « technicien-citoyen » dans le projet Nancy Grand Cœur. Caroline Lejeune et Bruno Villalba portent le regard sur un quartier de Lille. Amandine Guilbert et al. examinent la mise à l’épreuve du concept de ville durable par plusieurs collectifs d’habitants.
Révéler la concertation dans des lieux et formes inattendus
André Larceneux montre que des dynamiques participatives existent sur le site du Commissariat à l’énergie atomique de Valduc malgré le secret défense. Didier Busca et Marion Vidal, à propos de projets de suppression des herbicides en agriculture, suggèrent une adaptation des dispositifs aux spécificités de chaque contexte. Florian Charvolin et al. proposent une approche socio-historique de la qualité de l’air alors que Christian Guinchard et al. s’intéressent à la propreté des rues.
Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 1982
Auteur : Roger Fischer ; William Ury
Editeur : Seuil

L’ouvrage « Comment réussir une négociation » publié en 1981 aux États-Unis sous le titre « Getting To Yes, Negociating Agreement Without Giving In » est devenu un best-seller mondial dans le domaine de la négociation. Les auteurs, Roger Fischer et William Ury, assistés de Bruce Patton ont posé les bases de la méthode de négociation raisonnée (principled negotiation), parfois appelée « négociation basée sur les intérêts ». Ils développeront ensuite à l’Université de Harvard des enseignements à la méthode au sein du « Harvard Négociation Project ».
Cette méthode sera reprise par P. Deschênes (Université du Québec) dans son ouvrage « La négociation concertée » (1999). En France, cette méthode est enseignée par le Centre européen de la négociation.
En voici les principaux éléments.
Pourquoi la négociation raisonnée ?
La négociation conventionnelle, qui vise pour chacun à tirer le maximum d’avantages, présente de sérieux inconvénients :
Les rapports de forces et les techniques de négociation s’imposent aux dépens d’une analyse conjointe du désaccord ;
l’accord est rarement satisfaisant pour toutes les parties en présence ;
les solutions sont rarement originales, la recherche du moyen terme bloque l’imagination ;
complaisance ou fermeté entraînent des réactions négatives en retour ;
quand les parties en présence sont nombreuses, le jeu des alliances et des blocages compromet le résultat ;
les relations entre les parties peuvent être durablement compromises.
La négociation raisonnée vise à corriger ces défauts. Ses principes sont les suivants :
ne pas négocier sur des positions (c’est-à-dire à partir des revendications et des demandes initiales des parties prenantes) mais à partir de leurs intérêts sous-jacents ;
rechercher des solutions gagnant-gagnant ;
considérer le conflit non pas comme un rapport de force, mais comme un problème à résoudre en coopération ;
être conciliant avec les personnes tout en restant ferme sur la défense de ses intérêts ;
séparer les phases de négociation en trois étapes : analyse, recherche de solutions, choix.
Ces principes sont détaillés ci-après.
Négocier à partir des intérêts
L’intérêt est le moteur silencieux de l‘action. Il ne faut pas négocier à partir des positions initiales mais tenter de les dépasser en identifiant les intérêts des adversaires et les siens. Il y en a généralement plusieurs. Les intérêts sont liés aux exigences fondamentales de l’être humain : sécurité, reconnaissance, estime de soi, liberté, relations sociales, capacité d’agir sur son environnement…
Pour identifier les intérêts, il est nécessaire de décrire et analyser le problème, identifier les différents enjeux, objectiver les faits rapportés, vérifier les données.
Les outils : l’écoute active et la reformulation. Avant de chercher à convaincre, le négociateur doit écouter la partie adverse, ne pas le contredire l’autre, ne pas le juger ni minorer ses propos, mais tenter d’identifier ses besoins fondamentaux, les exprimer et lui demander de les valider.
Pour autant, il ne faut pas renoncer à la satisfaction de ses propres besoins mais les exprimer et rester ferme sur ses intérêts, tout en étant souple sur les solutions à mettre en œuvre. Pour cela, il faut parler de soi et de ses objectifs, non pour convaincre mais pour se faire comprendre.
Il peut être utile de préparer sa meilleure solution de rechange (MESORE, ou BATNA en anglais, c’est-à-dire son plan B en cas d’échec de la négociation).
Rechercher des solutions gagnant-gagnant
Il ne faut pas remettre en cause les besoins exprimés par les autres parties mais les considérer comme légitimes (même si on ne les partage pas) et leur faire comprendre qu’on accepte ces besoins.
Ensuite (et ensuite seulement, une fois que les besoins de chacun ont été exprimés et validés), il faut rechercher des solutions qui satisfassent les intérêts fondamentaux de chacun et les choisir ensemble. D’abord en faisant une liste la plus exhaustive possible sans souci excessif de réalisme de ces propositions, puis en sélectionnant progressivement les solutions acceptables.
Chacun peut hiérarchiser ses besoins et faire des concessions, mais il faut veiller à ce que ces concessions soient équilibrées. Finalement, il faut s’enquérir de la satisfaction de chacun envers l’accord obtenu.
Considérer le conflit comme un problème à résoudre
Un conflit est une opportunité de changement : il n’est pas nécessairement négatif. Mais deux dimensions se superposent dans une négociation : le problème lui-même et les relations entre les individus. Il faut concentrer son énergie sur la résolution du problème. Pour cela, il faut séparer le traitement du problème et les relations avec les personnes.
Pour cela, il faut solliciter la participation de l’adversaire dans la résolution du problème et s’y investir sincèrement, c’est-à-dire rechercher des issues non seulement pour soi mais aussi pour les autres.
Un principe : ne jamais faire état de positions définitives.
Etre conciliant avec les personnes
On peut être ferme sur la défense de ses intérêts sans pour autant être agressif. Il faut au contraire être ouvert aux logiques des autres parties, tenter de les comprendre, s’informer sur leur situation et sur le contexte de leur action. Il faut admettre qu’il y a diverses formes de rationalité et diverses échelles de valeur, connaître ses propres valeurs et faire preuve d’empathie envers les autres.
Quelques autres conseils :
Eviter tout jugement hâtif, ne pas projeter ses propres préjugés, s’assurer d’avoir bien compris.
Ne pas évacuer l’affectivité. Permettre aux autres de se défouler (en évitant la violence)
Construire la relation. Si nécessaire, faire des gestes symboliques (excuses, reconnaissance, marques d’intérêt…)
Garder à l’esprit que l’objectif est de trouver une solutions acceptable par tous, pas de réconcilier les personnes ni de rapprocher les points de vue.
Préserver l’amour-propre de l’autre, lui permettre de sauver la face.
Garder la maîtrise de ses émotions : pas d’agressivité, pas d’ironie… Respect.
Séparer les phases de la négociation
Classiquement, la négociation peut être découpée en 3 phases.
1) Phase d’exposé des positions et d’analyse du problème
définition de l’objet de la négociation (contours du conflit…).
recueil des analyses de chacun : enjeux identifiés, motivations, intérêts.
analyse du problème dans ses différentes dimensions. Se mettre d’accord sur le désaccord.
reconnaissance mutuelle des intérêts poursuivis
Pendant cette phase, il n’y a pas de recherche de solution, mais écoute, recherche de compréhension et empathie. L’objectif est d’identifier les besoins de chacun.
2) Phase de recherche de solutions
Cette phase se traduit par un brainstorming, des recherches documentaires, etc.
L’objectif est de chercher des solutions, en quantité et non pas en qualité. Il faut éviter jugement et autocensure.
3) Phase de choix
C’est la phase d’examen des solutions en fonction de l’acceptabilité par les parties concernées, de la faisabilité, du coût… Durant cette phase, on cherche à objectiver le choix en définissant des critères jugés appropriés par les parties en présence. On veille à ce que les choix retenus satisfassent les besoins exprimés par chacun et on veille à ce qu’il soit équitable.
Enfin, il faut formaliser l’accord (signature d’une convention ou autre moyen) et mettre en place un dispositif de suivi ou d’évaluation.

Note de lecture :Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 1997
Auteur : Benjamen BARBER
Editeur : Editions Desclée de Brouwer.

« « J’écoute » n’implique pas que je cherche la faille dans le discours de mon adversaire, ou le moyen d’extorquer un arrangement, ni que je le laisse poliment exprimer son avis. « J’écoute » signifie que je vais essayer de me mettre à sa place, tenter de le comprendre, m’efforcer de saisir ce qui nous est commun en gardant à l’esprit notre intérêt mutuel ».
L’écoute et l’affectif
Pour Benjamin Barber, le dialogue politique s’appuie autant sur l’écoute que sur la parole et il est autant affectif que cognitif. Pour lui, le dialogue politique a deux caractéristiques principales : écoute et dimension affective.
L’écoute : beaucoup de démocrates libéraux assimilent le dialogue à la parole, alors que sa portée et son but dépassent le domaine de la réflexion pour s’engager dans le champ de l’action. L’écoute est un art qui favorise l’empathie et le rapprochement. Dans un dialogue, le silence est aussi précieux que le bruit.
L’affectif : la parole ne peut pas être emprisonnée dans la raison, elle est médiatrice d’affection et d’affiliation, elle construit une communauté entre les hommes et ne se résume pas à l’expression des intérêts de chacun.
Les fonctions du dialogue démocratique
Un dialogue démocratique possède les fonctions suivantes :
Formulation des intérêts, marchandage et échanges. C’est la fonction principale du langage dans le système de pensée libéral. Elle consiste à exprimer, souvent de manière quantitative, les intérêts personnels des individus.
Persuasion. Persuasion et rhétorique permettent de faire accepter aux autres la légitimité de son intérêt propre. Réduire le langage à cette notion, cela revient à faire l’économie d’une réflexion sur l’intérêt général et sur l’altruisme. Si on considère que le langage est seulement persuasion et argumentation, on postule que chaque individu a d’abord pour objectif de défendre son intérêt particulier. C’est de fait la fonction qu’adopte le représentant institué d’un groupe lorsqu’il s’en fait le porte-parole.
Etablissement de l’agenda politique. Cet agenda est souvent le domaine réservé des élites, mais il peut également faire l’objet d’un dialogue politique. Par agenda, on n’entend pas seulement le fait d’établir un calendrier, mais aussi de définir les questions à traiter, de les formuler et de préciser la façon dont on les abordera. Faire des choix entre des options définies par avance n’est pas suffisant en matière de participation citoyenne, il faut aussi contribuer à définir les questions pertinentes à traiter et la manière de les aborder.
Recherche d’une mutualité, c’est-à-dire d’une compréhension mutuelle. Il ne faut pas réduire le dialogue à un marchandage. Le langage sert également à affirmer des proximités. Il faut, à ce niveau, s’affranchir de l’exigence de précision et d’objectivité du discours, laisser opérer la subjectivité et l’affectif, pour permettre l’expression de visions opposées du monde, leur rencontre et la recherche de convergences.
Reconnaissance et affection. La tonalité du langage permet d’exprimer des affections et des sentiments, ce qui est un préalable à l’empathie. Il n’est pas de lien social plus fort que celui créé par l’empathie car celle-ci invite au consensus, au sentiment d’appartenance commun, à la recherche de solutions nouvelles. C’est une condition nécessaire au passage du « moi » défini par l’intérêt privé au « nous » civil, propice à l’action politique commune.
Maintien de l’autonomie. Le dialogue doit avoir pour fonction de sortir du cadre étroit des intérêts particuliers mais il doit également renforcer l’autonomie de pensée et la volonté des individus, qui sont essentielles à la démocratie. Le dialogue doit donc permettre à chacun de se forger une conviction propre et non pas de se fondre dans un consensus impersonnel qui pourrait, à la longue, tendre au dogmatisme.
Ecoute et expression. Se rallier à une opinion générale ne signifie pas trahir ses convictions : il est parfois nécessaire de le rappeler et il est toujours sain de l’exprimer. L’une des fonctions du dialogue est donc de permettre l’expression de défiances ou de désaccords, même si les personnes concernées décident de se soumettre à l’avis de la majorité ou de concéder un compromis. Le fait de dire « Malgré tout, je crois que… » est important : le but de n’est pas de s’épancher ou de se défouler, mais de marquer la possibilité d’accords même en présence d’une hétérogénéité d’opinions. Ce type de remarque a une valeur pédagogique forte dans un dialogue démocratique.
Reformulation et reconceptualisation. Le nom donné aux choses affecte la vision que nous en avons. Le fait de les qualifier permet donc de porter sur elles un jugement. Il ne faut pas laisser aux élites l’exclusivité du pouvoir de nommer et par là même de qualifier les situations, les problèmes et les événements. Renommer, chercher les expressions qui conviennent à tout le monde fait partie d’un travail de dialogue.
Professeur en sciences politiques, Benjamin Barber est ancien conseiller de Bill Clinton.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication :2001
Auteur :Catherine FORET
Editeur :Editions Charles Léopold Mayer

La ville, qui libère l’individu du poids de la communauté et du contrôle social, qui offre à chacun un espace de liberté et permet au citoyen de donner son avis sur tout, est aussi le lieu d’une certaine domination. Le citoyen devient usager, voire administré ou spectateur. Il est parfois consulté par des sondages ou ponctuellement mobilisé, mais il perd sa capacité d’action citoyenne. Le recours à des formes policées de participation, qui évacuent le face-à-face et la polémique, gomme les dimensions politiques de la participation. Jacques Rancière, auteur de l’ouvrage « La mésentente » (Galilée, Paris, 1995) dénonce avec raison les excès « de la société contractuelle et du gouvernement de concertation ». Pour lui, la question est de permettre la prise de parole de ceux qu’on ne voit pas et qui n’ont pas de nom, et cette question n’est pas seulement celle de la difficulté d’articuler des langages différents : elle porte aussi sur les objets de débat pertinents, la construction de la parole, l’acceptation du conflit dans ce qu’il a de constructif.
Dérives de la « participation » et émergence de nouvelles pratiques
L’agir politique a besoin de lieux particuliers. Ce sont des lieux immatériels (scènes d’argumentation, espaces de dialogue…) dont l’émergence dépend fortement de lieux publics physiques : places, rues, marchés, scènes de spectacles, espaces de rencontres…) Ces lieux de rassemblement, de circulation et de frottement des différences, ces espaces libres que la cité offre à sa propre diversité, permettent au citoyen anonyme de prendre la parole quand on ne l’attend pas et de se construire en tant qu’acteur d’un jeu qui n’est pas joué d’avance, ce qui est bien différent de « donner son avis ».
Où sont aujourd’hui ces scènes de discussion, ces lieux d’échange et de débat où se définissent les règles du vivre ensemble ? Au nom de la participation des habitants ou de la concertation, elles sont souvent remplacées par des simulacres de démocratie, les citoyens étant invités à s’exprimer sur des détails, par exemple dans l’aménagement de lieux publics. De nouveaux modes d’ingénierie sociale, fortement subventionnés par les pouvoirs publics, s’appliquent trop souvent à techniciser une question fondamentalement politique, celle de la place des plus pauvres dans les systèmes de gestion et de décision des villes. Sous prétexte de faciliter l’échange, on évite la confrontation directe et on traduit les langages pour les rendre plus acceptables. Les « facilitateurs » confisquent même parfois la parole des exclus.
Au nom de la négociation ou du partenariat, prônés en lieu et place du conflit ou de la lutte sociale, ne recherche-t-on pas de nouvelles formes de domination, plus subtiles, mais dont le but est d’orienter et de canaliser (et non plus d’interdire) la parole des personnes invisibles ou inorganisées dans le jeu social ?
Or, sans un véritable débat, c’est la violence qui tient lieu de mode d’expression.
Malgré ces risques, de nombreuses expériences, dans de nombreux pays, montrent que des habitants peuvent prendre une place plus grande dans la gestion des villes. L’exemple de Porto Alegre, au Brésil, est sans doute le plus connu, mais d’autres expériences se déroulent également dans le reste du continent américain ainsi qu’en Europe, en Afrique, en Asie.
En 1991, à Caracas (Venezuela), une rencontre internationale d’universitaires, de fonctionnaires, d’experts et de praticiens de la ville par la fondation Charles Léopold Mayer et l’Association pour la recherche coopérative internationale (ARCI) fut organisée pour confronter des expériences. Elle a montré la similarité des problématiques dans des milieux aussi différents que les barrios vénézuéliens, les favelas brésiliennes, les banlieues françaises et les kanpungs indonésiens. En 1993, ce réseau désormais élargi se retrouve pour une nouvelle rencontre au Brésil. De nouvelles rencontres suivent : à Turin en 1994 ; à Recife et Istanbul en 1996 ; à Dakar en 1998. De ces rencontres, que peut-on tirer en termes de constats et de propositions ?
Premier constat, largement partagé, celui des insuffisances de la démocratie représentative, qui ne suffit pas à faire entendre les aspirations des populations les plus marginalisées. Deuxième constat : il n’est plus possible d’opposer « la population » aux « décideurs » ou aux « tenants du pouvoir ». La prise en compte de la diversité sociale et de la complexité des villes est un impératif pour l’action collective. Considérer « les habitants » comme un acteur collectif porteur des mêmes aspirations et des mêmes stratégies n’est pas un point de vue acceptable.
Les participants aux rencontres appellent donc à dépasser le discours rituel sur la « participation des habitants » pour travailler de façon plus approfondie sur la démocratisation de l’Etat et des pouvoirs publics locaux. Certaines formes de concertation ne constituent en effet qu’un écran de fumée qui entrave l’émergence d’une vision plus durable et plus solide du dialogue et des modes de cogestion des villes. Il faut donc « démocratiser radicalement la démocratie » pour construire des espaces publics de débat au sein desquels pourra apparaître, dans sa diversité et sa force subversive, la parole du peuple des villes.
Accueillir la parole des citoyens
Première étape : comment favoriser l’émergence de pensées individuelles libres, autonomes et responsables, capables de créativité et de résistance ? Il faut partir de l’individu, du sujet singulier, et lui offrir les moyens de penser sa situation et de la relier à l’universel. Pour cela, quelques conditions :
L’accès aux savoirs. L’éducation n’est pas donnée à tous les habitants de la planète. Il faut développer des formes alternatives de transmission et d’acquisition des connaissances afin de doter les citoyens d’un bagage suffisant pour permettre une réflexion orientée vers l’action. Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs, les initiatives associatives d’éducation et d’accès à la culture, l’éducation populaire ne visent pas seulement à accroître la masse d’informations détenues par chaque individu, mais à développer les compétences qui servent à « faire société » : le savoir-être ensemble, la capacité à poser des questions, le sens critique et le libre-arbitre, la créativité personnelle, la mobilité… penser et agir par soi-même, dépasser le sentiment d’impuissance ; se sont les conditions préalables à l’engagement citoyen.
L’estime de soi. Lorsque la vie est trop précaire, la priorité est orientée vers le court terme et non pas vers la prise de parole. Il faut alors apporter la sécurité matérielle et mentale nécessaire, mais également restaurer la confiance entre les personnes fragilisées et la société qui les entoure. Le processus est long et il passe par la parole. En France, les universités populaires quart-monde ont été créées par l’association ATD Quart-Monde dans le but de recréer des liens et des dynamiques de reconnaissance mutuelle. Pour ceux qui s’engagent dans cette voie, il ne s’agit pas seulement d’être « à l’écoute » de ce qui se dit, mais garantir que cette écoute soit productive, c’est-à-dire que ceux qui acceptent de s’exprimer trouvent un résultat concret aux espoirs qu’ils ont mis dans l’expérience. Par exemple, la production d’un livre, d’un spectacle ou d’une autre forme d’expression manifeste publiquement la qualité d’auteur des participants et peut contribuer à amorcer un changement de statut.
L’information et l’expression. Il ne suffit pas de parler, il faut aussi se faire entendre. Le réseau des médias peut être mis au service de ceux qui ont rarement l’occasion de diffuser leur parole. Il s’agit aussi de s’informer, de se sentir moins seul, de s’adosser à des courants de pensée plus vastes, de renforcer son argumentation. Les médias, c’est aussi le moyen de partager des expériences avec d’autres porteurs d’initiatives, des « pairs » avec qui l’échange sera plus facile. De nombreux cas de création de médias indépendants, de formation au monde des médias ou d’initiation à l’usage d’outils comme internet, dans différents pays, montrent la richesse de ces expériences.
Mobiliser
L’éveil des consciences individuelles est nécessaire à l’émergence d’idées nouvelles et l’action collective est indispensable à leur concrétisation. Qu’est-ce qui fait bouger les gens ensemble aujourd’hui ? Les individus semblent, partout dans le monde, se replier sur eux-mêmes. Les partis politiques et les syndicats peinent à trouver des adhérents, les « classes sociales » se délitent et les crispations identitaires et ethniques. Dans un tel contexte, la mobilisation des citoyens semble improbable. Pourtant, il y a des exceptions à ce sombre tableau : quelles sont leurs conditions de réussite ?
Accepter la diversité pour construire l’unité. Les populations urbaines semblent éclatées, illisibles et imprévisibles. Comment exploiter de manière positive les énergies dispersées qui se font jour dans les villes ? Comment passer de sociabilités identitaires et fragmentées à des comportement citoyens orientés vers le bien commun plutôt que vers la défense d’intérêts particuliers ? Il n’y a pas de réponse unanime à ces questions, seulement des expériences ponctuelles menées par exemple au Liban, au Sénégal, aux Etats-Unis ou ailleurs. Elles nous disent qu’il est inutile de nier la diversité des situations, des langages et des cultures de la population urbaine, mais qu’il faut reconnaître cette multiplicité, valoriser les différences et ne pas chercher à les réduire à une norme commune. Il faut identifier les modes de rassemblement et d’engagement des citoyens, observer leurs façons de s’exprimer et d’agir, les articuler avec les systèmes de décision en place. Il faut alors rechercher d’autres voies que la représentation politique classique. L’interpellation des pouvoirs publics en est une. L’important est de créer des lieux de discussion intermédiaires entre les individus et les pouvoirs en place.
De l’autorité à la responsabilité partagée. La prise de parole publique de groupes marginalisés passe souvent par l’émergence de porte-voix. Comment aider ces leaders à devenir de bons leaders et à ne pas se transformer en chef mafieux ou en roitelets de quartier ? Les autorités publiques doivent accepter d’entrer en discussion avec les leaders auto désignés et de faire confiance à leur responsabilité, ce qui est déjà une manière de renforcer leur citoyenneté. C’est souvent, en effet, en situation de responsabilité que l’on devient responsable.
Un soutien pour s’organiser et se former. La formation, la connaissance des institutions, la constitution de réseaux de connaissances interpersonnels, la capacité à gérer des fonds, à rendre compte de son action auprès de ceux qui vous soutiennent : tout cela s’acquiert en général dans l’action. Les associations fournissent souvent un recours précieux, tout comme l’échange d’expériences. Il faut cependant être prudent : à vouloir trop « aider » les habitants à s’organiser, on risque parfois d’en faire trop, de les submerger de connaissances inutiles, de multiplier les actions au-delà des capacités des groupes, de personnaliser à outrance les relations avec les leaders, de vouloir aller trop vite, de forcer l’adoption d’un statut officiel d’organisation et, finalement, de tuer la dynamique en cours. L’appui financier est également indispensable mais doit être manié avec précaution.
Agir localement et globalement. La citoyenneté n’est pas seulement à dimension locale, certains groupes tentent de relier local et global. Partant par exemple de problèmes concrets dans les quartiers, ils élargissent progressivement leur champ d’intervention pour s’intéresser aux questions de gouvernance de la ville entière, et parfois au-delà.
Entrer en réseau, s’allier pour être plus forts mais aussi pour apporter des réponses plus pertinentes à des problèmes globaux, formaliser et faire circuler les savoirs : ces objectifs sont également des enjeux d’importance pour les organisations d’habitants des villes. Leur écoute ne peut cependant se passer d’une réforme des modes d’action démocratiques, y compris du côté des décideurs.
Réformer l’action publique
Favoriser la participation et la transparence du fonctionnement démocratique, réformer les modes de gouvernance, travailler sur les institutions : tout cela suppose des changements au niveau des organisations politiques locales et des processus de prise de décision.
Instaurer le débat entre pouvoirs publics et citoyens là où régnaient auparavant le silence, l’incompréhension ou les révoltes sporadiques représente un véritable défi pour les institutions. L’écart est souvent immense et c’est presque un dialogue interculturel qu’il s’agit de mettre en place. Dans de telles situations, la tentation est grande de verser dans la logique consensuelle et de conforter les positions autour d’une position donnée, en général celle des institutions. Il faut, au contraire, accepter le désaccord et reconnaître l’égalité des acteurs. Débattre, ce n’est pas rechercher un consensus autour d’une proposition, c’est rechercher du sens commun entre des positions opposées.
Construire des « communautés polémiques » dans lesquelles les différences puissent être entendues, suppose quelques conditions.
La première condition est d’élargir au maximum la scène de discussion en évitant de réduire l’échange aux seuls corps constitués (représentants officiels de tel ou tel groupe, notables). Le débat doit s’instituer entre des individus libres de toute appartenance et être accessible aux « sans-voix ».
La seconde condition est de dépasser la simple possibilité pour les habitants de s’exprimer pour aller vers la possibilité de faire changer les choses, sans pour autant offrir des réponses immédiates. Il s’agit de permettre l’ouverture d’espaces d’incertitude, de progresser ensemble dans la recherche de l’intérêt commun, d’inventer des réponses satisfaisantes à des problèmes nécessairement complexes. Cela demande aux participants un engagement dans la durée. Cela suppose également, de la part des représentants des institutions, de disposer de réelles marges de manœuvre. Beaucoup d’entre eux consacrent beaucoup de temps à mobiliser la population sans s’assurer d’avoir suffisamment mobiliser leur propre organisation et s’est ouvert la possibilité de s’engager dans des changements réels.
Troisième condition : le débat a besoin de règles, de procédures et de disciplines partagées par tous. Affichées publiquement, si possible discutées, elles conditionnent la préparation et l’organisation de chaque rencontre.
Quatrièmement, le débat a besoin de scènes visibles, de lieux ouverts et neutres, distincts des espaces traditionnels de la représentation politique, dans lesquels les acteurs ne seront pas prisonniers de rôles prédéterminés.
Enfin, le débat peut nécessiter l’action de tiers, personnes indépendantes qui, par leur position et leur savoir-faire, vont gérer les formes de l’échange. Ces médiateurs (ou accompagnateurs) du débat doivent garantir l’accès de tous à la parole, l’équivalence formelle des positions (chacun est traité sur un pied d’égalité) et le traitement effectif des points abordés. Ils devront s’attacher à faire apparaître les accords et les désaccords, à désamorcer les passions, à mettre en évidence les véritables objets du débat.
Le territoire, brique de base de la gouvernance.
Passer d’une conception sectorielle et verticale de l’action publique pour traiter ensemble les problèmes qui se posent au habitant en raisonnant à l’échelle de territoires pertinents à leurs yeux : cela relève d’une nécessaire décentralisation mais plus encore. Il s’agit d’appuyer les dynamiques locales, de favoriser les partenariats, de replacer le territoire au cœur de l’action publique.
Il faut également agir dans la durée et dans la transparence. Le suivi des décisions et des réformes issues des dynamiques participatives est une démarche impérative. Ces processus doivent en effet s’organiser dans la durée et leurs résultats doivent être rendus visibles pour éviter le découragement des habitants.
Sociologue, Catherine Foret a mené depuis 20 ans des recherches sur la ville pour plusieurs ministères en France et a participé à des opérations de requalification de quartiers ou d’espaces publics incluant des dispositifs de concertation avec les habitants. Elle a coordonné cet ouvrage tiré de l’expérience de la Fondation Charles-Léopold Mayer (FPH) qui a organisé des rencontres internationales d’associations d’habitants.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 1991
Auteur : Luc Boltanski ; Laurent Thévenot
Editeur : Gallimard


Cet ouvrage écrit en 1991 par le sociologue Luc Boltanski et l’économiste Laurent Thévenot reste une référence pour qui s’intéresse aux conflits de valeurs et à la façon de les gérer. Les deux auteurs sont partis de questions simples : quels types d’arguments sont-ils mis en avant par des individus lorsqu’ils manifestent un désaccord ? Et parviennent-ils à évoquer des valeurs communes pour trancher un différend ou sceller des accords plus ou moins durables ?
La guerre des mondes
Pour Luc Boltanski et Laurent Thévenot, les traditionnelles explications qui opposent l’intérêt général et les intérêts particuliers ne suffisent pas. La recherche d’un principe supérieur commun auxquels s’identifieraient les protagonistes d’un conflit et qu’un médiateur pourrait rechercher pour dégager une référence rassembleuse est une idée séduisante, mais existe-t-il un principe unique qui ferait l’unanimité et rassemblerait tous les hommes ou au contraire une diversité de principes généraux de même niveau auxquels ne serait opposable aucune généralité supérieure ? C’est cette dernière position qui est développée dans cet ouvrage : les arguments mobilisés par des individus en désaccord peuvent se référer à un même principe supérieur commun, mais ils peuvent aussi se référer à des « grandeurs » – autrement dit des systèmes de valeurs – différents qu’il n’est pas possible de hiérarchiser entre eux, sauf à adopter l’un d’entre eux comme référence.
L. Boltanski et L. Thévenot appellent « mondes » ou « cités » ces ensembles cohérents de valeurs mais aussi de critères permettant de juger les êtres et les choses, de distinguer le bien du mal et de définir des modalités de règlement des désaccords. Si deux parties en conflit se réfèrent au même monde, elles partagent globalement les mêmes visions et les mêmes références et leur différend pourra plus facilement être tranché au moyen d’une épreuve sensé les départager. Par exemple, si deux personnes en conflit à propos de leur droit d’usage d’une parcelle se réfèrent toutes deux à la suprématie du droit de propriété individuelle tel qu’il est prévu par les textes, l’épreuve pourra consister à aller voir un notaire et à se référer au droit. Par contre, si deux personnes ne se réfèrent pas au même monde, il est difficile de trouver une épreuve pour les départager car celle-ci pourra apparaître comme légitime à l’un mais pas à l’autre. Par exemple, si une personne se réfère au droit de propriété individuelle et l’autre à la notion de patrimoine collectif des espaces ruraux, la visite chez le notaire ne résout rien. Dans ce cas, on peut envisager, non pas un accord qui sera reconnu comme légitime par les deux protagonistes, mais un compromis temporaire donnant satisfaction à l’un et à l’autre sans les faire renoncer à leur systèmes de valeurs.
Les six mondes
Le monde domestique
Dans le monde domestique, le respect de la tradition et des hiérarchies sont des valeurs centrales. L’habitude, l’ancienneté des pratiques, l’appartenance à un lieu, l’antériorité de la situation des personnes (« je suis d’ici »), la notion de racine, la descendance d’une lignée – même modeste – permettent de qualifier les personnes. Les notions de famille et de chef sont valorisées, ainsi que l’éducation, le savoir-vivre, la politesse, l’âge.
Pour ceux qui défendent ces valeurs, l’exubérance et la rêverie sont des attitudes suspectes car instables et soumises aux affects. A la notion de citoyenneté mise en avant par d’autres, ils préfèrent la responsabilité personnelle et l’autorité du père. Ils pensent que tout ne s’achète pas et dénoncent les dérives marchandes qui réduisent au rang d’objets échangeables certains biens dont la valeur est patrimoniale. Ils critiquent le formalisme des procédures, la fausse universalité des savoirs scientifiques, la standardisation des industries et l’abandon des valeurs traditionnellement transmises par la famille.
Le monde marchand
Dans le monde marchand, l’échange règle les rapports entre les biens et les personnes. La recherche de richesse, l’intérêt, l’ambition et la liberté individuelle sont des valeurs positives car elles mettent en concurrence et stimulent l’innovation. Les individus clés sont des vendeurs, des acheteurs ou des intermédiaires, le marché est un ordre naturel et le prix une référence de la valeur des choses.
Depuis ce monde, le monde domestique est critiquable car il est celui de la sujétion et des particularismes qui sont autant d’obstacles à l’échange. Les tenants de ce monde attendent des autres une maîtrise de leurs émotions et critiquent le caractère éphémère de la recherche de la célébrité. Pour eux, l’espace public doit être maîtrisé et laisser suffisamment d’espace à l’initiative individuelle. L’égalité des citoyens est un mythe qui entrave la liberté. La rigidité des procédures, des organigrammes, des technocraties est souvent assimilée au passé.
Le monde industriel
Le monde industriel n’est pas seulement celui de l’industrie, c’est celui de tous ceux qui mettent en avant les notions d’efficacité et de performance, d’organisation et de système, de fiabilité et de progrès. C’est le monde des ingénieurs et des spécialistes des process, pour qui les notions d’expertise, d’outil et d’évaluation sont centraux. Le « fonctionnement optimisé » des systèmes productifs est leur objectif : il démontre un pouvoir de contrôle qui grandit les êtres.
Ses promoteurs critiquent, dans le monde domestique, l’inertie et les particularismes qui s’opposent au progrès ainsi que l’incompétence des chefs autoproclamés. Dans le monde marchand, les caprices des marchés et l’irrationalité des prix les désorientent. Ils jugent avec méfiance l’imprévisibilité du rêve, le côté désordonné du geste créatif. A ceux qui mettent en avant les valeurs civiques, ils opposent les lourdeurs administratives et le coût des politiques publiques.
Le monde civique
Dans le monde civique, le principe supérieur commun est représenté par la prééminence du collectif et de la volonté générale. Le droit donnés aux individus, la participation, la réglementation et la législation, l’Etat et les institutions démocratiques sont célébrés en ce qu’ils mettent en évidence l’égalité des citoyens et la cohésion sociale. La gratuité et le libre accès, le recours au vote, le renoncement au particulier au profit de l’action collective, l’évocation de justes causes sont parmi les principes mis en avant.
Dans ce monde, inspiration et créativité sont suspectées d’être des démarches individualistes et improvisées. Le monde domestique est supposé porteur de liens de sujétion (le paternalisme) et d’autoritarisme, donc d’arbitraire. Le monde marchand est vivement critiqué : porteur de valeurs égoïstes, il réduit le citoyen à un client ou à un consommateur, les choses et les êtres à des marchandises échangeables.
Le monde de l’opinion
Ce monde accorde une valeur prépondérante à la célébrité, à la réputation, à l’image ou à la renommée. La dignité des personnes et la qualité des choses viennent de leur reconnaissance par le plus grand nombre et de leur caractère exemplaire, auquel les autres tenteront de s’identifier. La convergence des opinions représente en effet le signe du succès et un indicateur de la valeur des êtres.
Pour ce monde, le singularisme n’a que peu d’intérêt s’il n’est pas associé à la renommée. Ce qui, dans le monde domestique, reste secret et réservé à des initiés, n’en a pas plus. Les tenants du monde industriel, coupés du monde par leur expertise et leur jargon, ou ceux du monde civique, qui se cachent derrière l’anonymat du collectif et des grandeurs impersonnelles, ne sont pas considérés comme « grands ».
Le monde de l’inspiration
L’inspiration est avant tout un état intérieur spontané, singulier et hors de toute maîtrise. Les créateurs et les poètes sont les figures emblématiques de ce monde qui touche ceux qui cherchent à s’échapper de l’habitude, des conventions et des règles. L’imaginaire, l’aventure intérieure, le vagabondage, l’imprévu, le caractère éphémère des états et des choses sont les figures harmonieuses de ce monde.
Ce monde critique les notions de permanence et de hiérarchie du monde domestique, le caractère superficiel et le manque d’authenticité du monde de l’opinion, le côté impersonnel et discipliné du monde civique. Au monde marchand, il reprochera sa sujétion à l’argent et au monde industriel, l’oppression du raisonnable, de la compétence et de l’autorité qui entrave la liberté des individus.
Les figures du compromis
Les individus ne sont pas enfermés dans ces différents mondes. Au contraire, chacun se réalise dans plusieurs d’entre eux et doit affronter quotidiennement des situations relevant de mondes distincts, savoir les reconnaître et se montrer capable de s’y adapter.
En cas de désaccord, les individus pourront se référer implicitement aux valeurs d’un même monde et se départager au moyen d’une « épreuve », c’est-à-dire d’une procédure reconnue valide dans ce monde grâce au statut accordé aux personnes ou aux choses mobilisées (le recours au notaire dans l’exemple cité plus haut). Mais ils pourront également évoquer des valeurs relevant d’un autre monde et contester éventuellement la valeur des épreuves qu’on leur propose pour en proposer une autre. Aucun des mondes n’est étranger à la notion de bien commun, mais cet objectif ne revêt pas pour tous le même contenu.
Si aucune épreuve n’est considérée comme possible ou acceptable, les protagonistes pourront élaborer un compromis. En effet, chacun des mondes peut dresser avec les autres des « passerelles ».
Par exemple, le monde de l’inspiration et le monde domestique peuvent trouver des similitudes entre la relation initiatique de maître à élève et la relation de filiation et d’apprentissage qui lie le père à son fils. Le monde de l’inspiration et le monde civique trouveront des figures emblématiques communes dans celles du révolutionnaire et de l’idéaliste, qui s’affranchissent des conventions pour le bien de la collectivité. Le monde domestique et le monde marchand accordent tous deux beaucoup d’importance aux relations interpersonnelles et à la confiance. Le monde domestique et le monde civique trouvent un point d’accord dans le savoir-vivre et le respect des règles. L’efficacité du service public offre un exemple de compromis entre le monde civique et le monde industriel. Etc.…
Il est également possible de suspendre l’impératif de justification en trouvant un arrangement matériel ou symbolique permettant à chacun de préserver l’essentiel au regard des valeurs qu’il met en avant, ce qui a pour effet de renoncer à régler le différend « sur le fond ». Ce procédé, que les auteurs qualifient de « relativisation » passe par un accord mutuel pour convenir que « rien n’importe » et que les circonstances commandent. La relativisation peut constituer une réponse à la peur d’affronter une épreuve et elle suppose un accord entre les personnes pour mettre de côté la notion de justice. Ce type de compromis a pour principal avantage d’éviter de faire des individus des gagnants ou des perdants, et pour principal inconvénient d’être instable et temporaire. Mais il est parfois la meilleure source d’accord entre des individus qui ne peuvent pas renoncer à leurs mondes de référence, sauf à accepter de renoncer à une partie d’eux-mêmes.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2007
Auteur : Yves SINTOMER.
Editeur : La Découverte


Faire appel à des jurys citoyens tirés au sort dans la population pour apprécier l’action des élus : l’idée a provoqué, lors de la campagne électorale de 2007, de très vives réactions, qui ont fait peser sur elle le soupçon de populisme et se sont rarement situées dans le champ de la critique constructive. A droite comme à gauche cet effroi, révélateur d’une peur du peuple qui n’est pas nouvelle, est la preuve d’un aveuglement devant la crise actuelle du politique et le signe d’une grave méconnaissance de l’histoire.
Crise de la représentation politique
Le divorce entre les dirigeants politique et les citoyens, dénoncé depuis longtemps, est apparu de façon évidente en mai 2005 lors du sondage sur le Traité constitutionnel de l’UE : 92 % des membres de l’Assemblée générale et du Sénat de déclarent pour alors que 55 % des citoyens se révèlent contre lors du référendum. Depuis lors, des sondages ont montré que pour l’opinion publique, les élus sont d’abord préoccupés par leur carrière (pour 85 % des sondés) et coupés de la vraie vie des Français (pour 62 %). Dans un tel contexte, s’effaroucher de la proposition qui consiste à faire évaluer l’action des élus par les citoyens relève d’un refus suicidaire de regarder la réalité en face.
Six raisons structurelles sont à la source de cette fracture :
l’impuissance croissante de la politique face à une mondialisation qui échappe à leur contrôle et qui semblent profiter principalement aux plus favorisés ;
l’abandon des classes populaires par les grands partis au profit des classes moyennes ;
la perte de confiance en la neutralité politique et l’infaillibilité des experts et des scientifiques ;
la perte de crédit de la bureaucratie, dont l’inertie et les pesanteurs apparaissent de plus en plus en décalage dans des sociétés d’innovation ;
l’absence d’idéal politique après les remises en cause du patriotisme ou du socialisme ;
la professionnalisation et l’élitisme de la classe politique, qui apparaît comme une élite futile et isolée du reste de la société, d’abord soucieuse de sa propre reproduction.
Les critiques de la démocratie sont aussi vieilles que la démocratie elle-même et le propre de ce système est d’être en perpétuelle réinvention. Certains parlent aujourd’hui de démocratie d’opinion, mettant en avant le rôle des médias dans l’appréhension et la formation d’une sorte de vox populi. De récents mouvements sociaux ou des expériences de démocratie participative montrent d’autres voies de renouvellement des pratiques démocratiques.
Le tirage au sort dans l’histoire
En France, le tirage au sort de citoyens est cantonné aujourd’hui au choix des jurés d’assises, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Les références historiques les plus significatives sont celles de la démocratie athénienne et des républiques italiennes de la Renaissance.
A Athènes, le tirage au sort est la procédure habituelle de choix du Conseil des cinq cents (la Boulé), des magistrats (l’Héliée) et de la plupart des fonctionnaires. La technique de tirage au sort – publique – est suffisamment élaborée pour que soit écarté tout soupçon de manipulation.
En Italie, le tirage au sort est fréquemment utilisé pour éviter la mainmise des grandes familles sur le pouvoir civil dans l’administration des villes-Etats de la renaissance. C’est notamment grâce à un processus complexe alternant tirage au sort et élimination par élection que Venise choisit ses Doges jusqu’à la fin du 18è siècle. A Florence, le tirage au sort est également utilisé comme procédure habituelle de choix de dirigeants politiques.
D’autres expériences sont identifiées dans divers pays, jusqu’aux débats acharnés qui eurent lieu à ce sujet lors de la révolution française et de l’indépendance américaine et qui mettent un terme provisoire à l’usage du tirage au sort. Les constituants français bâtirent sur ce principe les jurys d’assises, s’inspirant en cela des jurys anglais plus anciens, mais firent en sorte que ce principe ne déborde pas de la sphère judiciaire. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : la victoire d’une conception élitiste et professionnelle des gouvernants, la construction progressive de la notion d’intérêt général réputée hors de portée du citoyen moyen, l’absence d’outil statistique permettant de s’assurer de la représentativité des personnes tirés au sort, la peur des « caprices du hasard » dans des sociétés de plus en plus gagnées par le rationalisme scientifique, etc.
Expériences contemporaines
Depuis plusieurs années, la constitution de jurys ou de panels tirés au sort a inspiré des expériences de démocratie participative dans de nombreux pays, généralement dans une perspective de renouvellement des pratiques politiques, mais aussi parfois dans des buts plus pragmatiques, comme celui consistant à améliorer la validité des sondages ou à définir un consensus professionnel sur un sujet technique faisant l’objet de controverses.
Les jurys citoyens
C’est un dispositif très normalisé qui a été largement expérimenté, avec des différences selon les pays, généralement pour faire émerger de profanes un avis sur des questions diverses : planification urbaine, questions sociales ou écologiques, mode de scrutin électoral…
Ils reposent sur quelques principes simples :
les jurys citoyens sont généralement organisés par une autorité légale qui définit leur sujet de discussion et ils sont dissous après avoir rendu un avis ;
ils sont constitués de 12 à 25 personnes en moyenne, selon les sujets et selon les pays ;
leurs membres doivent représenter de façon convenable la diversité de la société, même s’ils n’en sont pas représentatifs ;
ils sont tirés au sort, soit de façon directe soit par la méthode des quotas , sur les listes électorales, des listes détenues par des instituts de sondages ou d’autres listes et doivent également être volontaires ;
ils doivent bénéficier d’une information jugée par eux non partisane et suffisante pour acquérir une connaissance du sujet à traiter ;
ils fondent leur opinion par les échanges entre eux, c’est-à-dire par la délibération.
Les sondages délibératifs
Lorsqu’un sujet n’a pas été débattu par les citoyens, que ceux-ci n’ont pas entendu des opinions contradictoires et n’ont pas confronté leurs analyses, il leur est impossible d’avoir une véritable opinion à son sujet. Dans ce cas, tout sondage est illusoire. Pour remédier à cela, les sondages délibératifs consistent à organiser des groupes de citoyens tirés au sort, mais avec des principes quelque peu différents de ceux des jurys précédents :
le nombre de leurs membres est plus grand, généralement de plusieurs centaines de personnes ;
le tirage au sort comporte un souci de représentativité statistique de l’ensemble de la population ;
l’information est fournie aux participants avant l’événement lui-même ;
il n’y a pas d’objectif de formation d’un avis, mais recueil de l’opinion de chacun au terme de l’expérience. Cette opinion est censée représenter celle qu’aurait la population si elle était correctement informée du sujet.
Les conférences de consensus (ou de citoyens)
A l’origine, elles étaient destinées à dégager un consensus sur des questions controversées, en particulier dans le domaine médical, où elles réunissaient exclusivement des professionnels qui confrontaient leurs pratiques et se mettaient d’accord sur un protocole thérapeutique. Elles ont été largement utilisées au Danemark où elles ont été adaptées pour traiter des sujets divers par des citoyens. Les principes sont très proches de ceux des jurys citoyens, mais :
les membres se familiarisent d’abord avec la question posée, puis choisissent des experts qu’ils vont auditionner;
à l’issue d’une délibération à huis clos, le panel rédige un rapport consensuel, qui peut cependant ménager des espaces de dissensus, identifiés et expliqués.
le processus peut être supervisé par un comité de pilotage et éventuellement un comité chargé de veiller à la régularité du processus.
Ces dispositifs (en particulier le premier et le troisième) sont très proches, d’autant plus que dans la réalité, des processus hybrides peuvent voir le jour.
Renouveler la démocratie
Sur quels fondements repose l’usage du tirage au sort ? Pour certains, c’est une garantie d’impartialité dans le traitement de sujets controversés, pour d’autres, c’est l’assurance d’éviter des personnes inspirés par la recherche du pouvoir ou leur ambition personnelle, pour d’autres encore c’est un moyen d’assurer la rotation des responsabilités politiques.
Même si le petit nombre de panélistes les empêche de revendiquer toute représentativité statistique, la recherche de la diversité du panel est importante car de cela dépend la richesse de la délibération et la possibilité pour le groupe de s’autoréguler en éliminant toute idée aberrante.
Les expériences de jurys ou de panels citoyens sont suffisamment nombreuses désormais pour être évaluées avec un certain recul. Contrairement à l’idée que les simples citoyens sont incompétents ou irrationnels, elles aboutissent généralement à des résultats raisonnables et modérés. Pour leurs membres, elles constituent des moments de formation privilégiés. Elles laissent cependant des questions en suspens :
– la question de l’accès à la parole, que l’on peut chercher à rendre le plus égalitaire possible grâce à des animateurs, mais qui reste généralement inégal du fait des plus ou moins grandes capacités des personnes.
– Le caractère confidentiel ou non de la délibération, qui est controversé. En faveur de la confidentialité, on évoque la plus grande sincérité des panélistes (qui seraient moins soumis aux tentations de la rhétorique ou au risque de rigidifiassions de leur position) et leur plus grande indépendance vis-à-vis des pressions extérieures ; en faveur de la publicité, on parle de la plus grande incitation des panélistes à adopter le point de vue de l’intérêt général, du moindre risque de marchandage ou de pression et, enfin, de la plus grande implication des citoyens extérieurs au dispositif.
– La responsabilité des panélistes, aujourd’hui nulle, justifie le fait que ces dispositifs restent confinés à un rôle consultatif et non pas décisionnels. Ce n’était pas le cas à Athènes, où les membres de la Boulé devaient rendre compte de leur action (ce qui, semble-t-il, limitait le nombre de volontaires). Si de tels dispositifs devaient se multiplier, il faudrait les encadrer par la loi et notamment par des mécanismes de responsabilité.
– La représentation – difficile – de la société. On postule aujourd’hui que seule une femme peut représenter les femmes et ou ouvrier peut représenter les ouvriers. Cette vision est simpliste : ces catégories sont socialement construites, leurs frontières sont parfois mouvantes et à l’intérieur de chacune d’entre elles, l’opinion de leurs membres est loin d’être homogène. Peut-être faudrait-il préférer au principe actuel des quotas un principe de diversité dont l’objectif principal serait de garantir la richesse de la délibération.
– Les savoirs mobilisés : pour certains, on fait appel, chez le profane, à un savoir d’usage (« C’est l’homme qui porte la chaussure qui sait le mieux ou elle fait mal, même si le cordonnier est le meilleur juge pour savoir comment y remédier », selon la formule du philosophe John Dewey) mais cette vision limite la compétence du panel à des questions micro locales et fonde une sorte de démocratie de proximité où le citoyen ne pourrait avoir d’avis que sur ce qu’il connaît par la pratique. D’autres font appel, comme dans les jurys judiciaires, au « bon sens »du citoyen ordinaire, c’est-à-dire à la capacité de bien juger, sans passion et sans défense de ses intérêts propres, avec le risque, cette fois-ci, de rendre illégitime toute manifestation de l’intérêt particulier, ce qui tendrait à isoler ces dispositifs de la réalité et notamment de la société civile organisée, dont on va parfois jusqu’à récuser la participation au profit de celle d’une sorte de « bon » citoyen.
– Le consensus, qui constitue pour certains une sorte d’idéal de ces dispositifs participatifs, au risque d’évacuer les controverses et les alternatives qui constituent précisément la nature politique des questions de société, ce que soulignent ceux qui revendiquent le maintien de « dissensus délibératifs » passant cependant par l’écoute et le respect des divergences.
La démocratie participative d’aujourd’hui se résume trop souvent à des enjeux locaux, visant à rapprocher gouvernants et gouvernés, laissant aux élus le droit de parler au nom de l’intérêt général et leur conservant l’intégralité du pouvoir de décision. Pour Yves Sintomer, cela ne présente qu’un intérêt réduit et cette vision limitée est lourde de désillusions potentielles. Pour lui, il ne faut pas enfermer la participation du citoyen dans le local ni dans la consultation, mais lui donner plus d’ampleur dans le niveau de réflexion et plus de poids dans la décision politique.
Sociologue, Yves Sintomer est Directeur-adjoint du Centre Marc Bloch (Berlin), professeur de sociologie à l’Université Paris VIII et chercheur au CNRS.
Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2005
Auteur : Dominique Bourg ; Daniel Boy
Editeur : Ed. Charles Léopold Mayer – Ed. Descartes et Cie

Les conférences de citoyens sont des modes de délibération portant sur un sujet controversé, basés sur la mobilisation d’un panel de citoyens non spécialistes ni même connaisseurs du sujet, qui bénéficient d’une formation initiale, puis interrogent des spécialistes porteurs d’arguments contradictoires. Ces profanes délibèrent et rendent ensuite un avis consultatif qui est soumis à des instances décisionnelles. De telles conférences se sont déroulées dans plusieurs pays à la suite des premières expériences menées au Danemark dans les années quatre-vingts. L’une d’elle s’est déroulée en France en 1998 à propos des Organismes génétiquement modifiés. Quelles questions posent de telles conférences sur l’élaboration de décisions publiques, c’est-à-dire sur le fonctionnement démocratique ? Quels sont leurs intérêts ? Cet ouvrage en présente d’abord les enjeux et en décrit le processus.

Les auteurs précisent tout d’abord que la démocratie, c’est-à-dire l’influence des citoyens sur la décision publique, peut s’exercer selon diverses modalités, notamment la forme élective (ou représentative) qui consiste pour les citoyens à choisir des représentants à qui est délégué le pouvoir de décision, la forme directe, qui consiste pour l’exécutif à organiser des référendum, et la forme participative qui permet à un nombre limité de citoyens d’éclairer la décision des élus, et dont les conférences de citoyens représentent l’une des modalités possibles. Ces conférences n’ont pas vocation à se substituer à la démocratie représentative mais elle ont pour fonction de la compléter en fournissant un avis aux décideurs par l’instauration d’un débat préalable à la décision proprement dite.

La naissance des Conférences de citoyens
Les débats publics ne sont pas une nouveauté en France. En 1834, l’instauration des enquêtes publiques répond à un besoin lié à la préservation des intérêts privés lors de projets d’aménagement publics. A la fin du XIXe siècle, l’Etat consultatif, selon une expression de Pierre Rosanvallon, délègue périodiquement à des commissions le soin d’élaborer des propositions pour préparer des politiques publiques. Ces organes délibératifs se développeront après la Seconde guerre mondiale et s’ouvriront plus récemment à la participation de représentants de la société civile pour s’orienter progressivement vers la mise en place de débats publics.

Cette évolution est formalisée par la circulaire Bianco (1992) qui inspire la loi Barnier (1995) créant elle-même la Commission nationale du débat public (CNDP), modifiée par la loi sur la démocratie de proximité qui instaure également les Conseils de quartier. La CNDP est une instance nationale indépendante, composée d’élus, de magistrats et de représentants d’associations, dont le rôle est de veiller à la bonne organisation de débats locaux portant sur des projets d’aménagement ou d’environnement.

Les conférences de citoyens, appelées hors de France « Conférences de consensus » sont nées aux Etats-Unis en 1976 dans le milieu médical, afin de dégager une doctrine dans le cas où des controverses scientifiques empêchaient de définir une règle sur la façon pour les médecins de procéder dans un cas donné. Un panel de médecins, soumis à des arguments contradictoires, discutait jusqu’à dégager un consensus et à formuler des recommandations. En 1987, le Danish Board of Technology utilise cette méthode et l’adapte en remplaçant les médecins par des profanes pour traiter une question complexe et controversée, celle des OGM dans l’alimentation. Il modifie également la procédure en donnant une formation aux profanes, en leur confiant le soin de choisir des experts qu’ils auditionneront, en mettant en place un comité de pilotage du processus et en assistant les profanes du concours d’un animateur. Ces mutations font de ce dispositif un outil d’accompagnement de la décision publique et fondent le « modèle danois » de la conférence de consensus. Depuis lors, ces conférences ont été utilisées au moins une vingtaine de fois, de 1997 à 2003, dans des pays différents pour traiter des controverses et préparer des choix politiques à l’échelle nationale.

L’épuisement du modèle démocratique libéral
La démocratie représentative est en crise. Sa perte de crédibilité se manifeste par l’abstention lors des élections ou l’apparitions d’extrémismes. L’Etat n’est plus considéré comme transcendant les clivages de la société civile, d’où la montée en puissance de la gouvernance, conçu comme un processus décisionnel collectif ou le dialogue précède la décision.

A cette évolution, il faut ajouter le développement d’un nouveau champ d’application de la décision politique : l’environnement, qui prend en défaut l’Etat comme le marché.

Pour Benjamin Constant, la démocratie représentative se justifie en référence à la notion de liberté individuelle : chaque citoyen consacrant son temps à préserver cette liberté, il doit déléguer à ses représentants le soin de gagner des marges de manœuvre suffisantes pour le collectif. Or, ce qui rend ce cadre de réflexion obsolète, c’est la contradiction entre la liberté individuelle et la liberté collective, illustrée par exemple par les problèmes d’environnement. Par exemple, chacun revendique d’utiliser sa voiture, mais demande également le droit de ne pas subir les effets générés par l’agrégation de ces choix individuels, sur son environnement ou sur sa santé. Les élus n’ont aucune légitimité à ruiner la liberté individuelle et même s’ils le souhaitent, ne peuvent pas le faire aisément, comme le montre l’exemple de la législation sur le tabac. Faut-il alors appeler de ses vœux une « tyrannie bienveillante », comme le fait Hans Jonas à propos de la gestion des problèmes environnementaux ? Les procédures participatives ne pourraient-elle pas fournir une tierce solution en associant la population à une réflexion sur les mode de vie individuels ?

L’intérêt général, la délibération, la mobilisation de connaissances
Des instances comme le Parlement sont-elles les seules capables de distinguer l’intérêt général des intérêts particuliers ? Théoriquement, le débat qui y est mené, en opposant arguments et contre arguments, en recherchant l’équilibre des opinions et en tempérant les extrêmes, est sensé mener à une vérité relative. Dans la réalité des faits, les décisions sont prises dans le secret de cabinets ministériels par une poignée d’initiés et même la presse ne parvient pas (ou ne tient pas) à démocratiser le débat. Si on ajoute à cela la nécessité de disposer de connaissances, notamment scientifiques, pour prendre une décision dans des domaines comme celui de l’environnement ou de la recherche, la démocratie représentative peut être questionnée. Une enquête menée en France en 2003 auprès de parlementaires à propos du changement climatique a montré que leurs connaissances sont globalement équivalentes à celles des citoyens, la volonté d’agir en moins… Enfin, enclins à préserver leur pouvoir ou à le consolider, les parlementaires entrent dans des stratégies tactiques et partisanes qui influencent leurs choix.

L’intérêt des conférences de consensus est précisément de répondre à ces critiques. D’une part, l’information fournie au panel de citoyens est soumise à l’appréciation d’un collège de spécialistes ; d’autre part, une véritable délibération est organisée, préservée de toute pression extérieure. Enfin, les membres du panel, débarrassés d’enjeux politiciens, dispensés de mettre en œuvre leurs décisions, ils sont en position de faire preuve d’un grand désintéressement qui contribue à garantir l’aptitude à la compréhension de l’intérêt général. L’observation montrent que les citoyens participant à ces conférences recherchent la meilleure réponse sociale et générale possible à la question qui leur est posée. Ils parviennent généralement à combiner expertises et jugements de valeur dans leur argumentation. Ils mettent en œuvre une véritable délibération et savent faire preuve d’altruisme et de prudence. Si elles sont conçues comme une façon de réintroduire du débat en amont de la décision publique, les conférences de citoyens ne s’opposent pas à la démocratie participative mais la renforcent. On pourrait imaginer par exemple qu’elles soient régulièrement instituées en amont du processus parlementaire afin de l’éclairer et que la Parlement soit tenu, non pas de suivre leur avis, mais à justifier des raisons de leur suivi ou non.

Enfin, critique fréquente aux conférences de consensus, les profanes peuvent-ils en connaissance de cause émettre des recommandations dans des domaines complexes, comme ceux de l’environnement, de la génétique ou de la bioéthique ? On a vu plus haut que le niveau de connaissances des parlementaires était souvent réduit dans de tels domaines. Dans tout forum délibératif, les différences dans les niveaux de connaissance des participants, et la nature diverse des savoirs mobilisés (scientifiques, vernaculaires, juridiques, techniques…) produisent des hiérarchies et une domination progressive des « savants » sur les autres. C’est pourquoi la question de la mobilisation de connaissances est un aspect très important de la méthode et qu’elle occupe une place décisive. Il importe que l’information donnée dans un premier temps aux profanes avant la délibération soit la plus neutre possible par rapport aux enjeux évoqués. Quel niveau de connaissance viser ? Il ne s’agit pas de former des spécialistes, mais de donner un niveau suffisant, non pas pour pouvoir répondre aux questions posées par le sujet, mais pour pouvoir poser les bonnes questions aux spécialistes. Il s’agit donc de viser une formation qui leur permettra de rester des représentants symboliques de la société, posant des questions, même naïves ou mal formulées, que se pose la société, tout en étant suffisamment informés pour soulever les bonnes questions et engager un dialogue avec les spécialistes.

Le commanditaire et la commande
Pourquoi organiser une conférence de consensus ? S’agit-il de participer à la prise de conscience d’un problème par la société, de résoudre un conflit, de prévenir ou de dépasser une opposition ? Toutes ces motivations ont pu être observées à l’origine de conférences de consensus. Quoi qu’il en soit, le sujet doit être suffisamment précis pour être traité dans le temps imparti, en général entre 6 et 8 mois, et suffisamment vaste pour être à la hauteur de l’événement.

Les conférences de consensus sont en général organisées à partir d’une initiative spécifique, qu’elle soit privée ou publique. La nature du commanditaire est essentielle et il est préférable qu’il s’agisse de celui qui devra prendre la décision qui sera éclairée par la conférence de consensus, car ce processus délibératif n’a guère de sens s’il se place hors de la sphère de la décision. Le commanditaire doit également disposer d’un « crédit de légitimité » suffisant, par exemple en étant non engagé dans la controverse et en ayant preuve d’une culture d’écoute et de respect. Il devra également pouvoir argumenter en faveur de la conférence de consensus et répondre aux objections dont elle fait habituellement l’objet : manque de représentativité du panel, manque de compétence sur le sujet traité, caractère insolite de la méthode. Il pourra pour cela s’inspirer de l’antériorité dont disposent en France les jurys d’assise qui fonctionnent sur un modèle similaire. Enfin, le commanditaire doit pouvoir mobiliser les compétences nécessaires en termes de méthode pour organiser la conférence de consensus et il fera appel pour cela à une ou plusieurs personnes ayant une certaines antériorité dans ce domaine, à qui il pourra demander de former un comité de pilotage et à qui il déléguera l’organisation et le suivi du processus.

L’organisation générale
L’organisation générale est alors la suivante. Le comité de pilotage recrute un panel de citoyens profanes au regard du sujet traités, élément central de la conférence, et un groupe de formateurs qui aura en charge leur initiation au sujet traité.

Les profanes choisissent eux-mêmes des experts porteurs de positions différenciées et leur posent les questions qu’ils jugent nécessaires. Puis, ils s’isolent pour délibérer et élaborer sur le mode du consensus un avis qui est transmis au commanditaire et communiqué au grand public lors d’une conférence de presse.

Le Comité de pilotage
Le comité de pilotage est un exécutif qui se doit d’être efficace. Une dizaine de personnes se réunissant deux fois par mois constitue un bon dispositif. Le comité de pilotage ne doit pas représenter les intérêts en présence (ils le sont parmi les experts) mais, d’une part des connaisseurs de la méthode, d’autre part des connaisseurs du sujet traité (dans ses dimensions scientifiques, techniques, économiques…).

Les premiers sont les garants du respect des règles et de l’esprit d’équité. Les seconds doivent pouvoir fournir collectivement un état de la controverse et des acteurs clés.

L’indépendance du comité de pilotage vis-à-vis du sujet traité doit être recherché par la diversité de ses membres plutôt que par leur éloignement du sujet. Lors du recrutement des membres du comité de pilotage, il est possible par exemple de demander à chacun de présenter son degré d’implication dans l’enjeu, de façon à évaluer les éventuels conflits d’intérêts, et de faire une déclaration de conviction, pour veiller à l’équilibre des points de vue.

La qualité du comité de pilotage influe grandement sur la qualité de la conférence. L’écoute des plaintes et des frustrations des participants permet de détecter d’éventuelles anomalies. Il est nécessaire pour cela de prévoir une évaluation, non pas ex post mais tout au long du processus, si possible par des évaluateurs extérieurs.

Le panel de profanes
Les profanes sont habituellement au nombre de 10 à 15. Ils sont le plus souvent recrutés par un institut de sondages. Cette méthode est préférable aux candidatures de volontaires recueillies par voie de presse, qui introduisent un biais dans le choix des candidats. Le panel choisi ne sera pas représentatif de la population, mais il devra être suffisamment diversifié au regard des critères principaux : classes d’âge, niveau culturel, profession, lieu d’habitation, éventuellement opinions politiques. La méthode de sélection devra veiller à l’égalité homme femmes et pourra prendre en compte l’opinion spontanée concernant le sujet.

Aucun profane ne doit être lié au sujet traité par son activité professionnelle ou militante ou par ses liens familiaux. Il devra en revanche être suffisamment disponible pour s’engager sur la durée du processus.

L’animateur
Il a la charge d’assister le panel de profanes. C’est en général un professionnel connaisseur des dynamiques de groupes, de la gestion des conflits, du travail collectif. Il doit être pédagogue car, si le recrutement des profanes a été correctement opéré, on ne doit guère avoir plus de 15 % des profanes ayant un niveau d’études supérieures au baccalauréat pour respecter la proportion existante dans la population française. Or, les personnes qui ont fait peu d’études sont mal préparées au travail collectif, à la prise de notes, etc. L’animateur doit donc leur apprendre à apprendre.

Il devra également leur inculquer les capacités d’écoute et de respect qui sont nécessaires pour se constituer un point de vue et pour délibérer, la capacité de formuler des critiques sous forme positive, la capacité d’élaborer un avis collectif pertinent plutôt que de rechercher la performance individuelle. Il devra donc savoir gérer les conflits et tensions internes au panel.

Les formateurs
Désignés par le comité de pilotage, ils interviennent au cours de deux week-end séparés d’environ un mois. Le programme de formation, qui vise à donner au panel de profanes les éléments de base pour poser des questions aux spécialistes du sujet traité, doit être élaboré avec le comité de pilotage. Les formateurs doivent être des pédagogues car ils s’adressent à un public très diversifié. Le comité de pilotage doit également veiller à l’équilibre des intérêts représentés et des convictions personnelles des formateurs, de façon à ce que la formation soit la plus neutre possible.

Les experts
Les experts ne sont pas nécessairement des scientifiques ou des personnalités reconnues, ce sont des représentants qualifiés des divers intérêts et opinions en présence : militants, scientifiques, industriels, élus… Ils sont généralement entre 15 et 25, proposés par le comité de pilotage et choisis par le panel de profanes avec l’aide de l’animateur et du comité de pilotage, en fonction de leurs questions et en veillant à l’équilibre des opinions.

Le choix des experts peut être fait à l’issue du second week-end de formation, d’abord en listant les questions que le panel de profanes souhaite voir aborder, puis en définissant des profils d’experts (par exemple, pour une question concernant la santé, choisir un médecin), enfin en choisissant parmi les personnes proposées. Le comité de pilotage propose une liste d’experts, à partir de ses propres connaissances ou après avoir lancé un appel d’offres public. Il doit présenter un nombre d’experts suffisant pour que le panel puisse effectuer un choix.

La conférence
La conférence peut se dérouler environ un mois plus tard. Les experts sont invités successivement à répondre aux questions des profanes, sous la conduite d’un président de séance. Chaque expert sollicité donne sa position personnelle sur le sujet et répond brièvement à la question. Le débat est organisé en plusieurs sessions successives, par exemple organisées autour de sous thèmes.

A l’issue de l’audition, la panel se retire et délibère, à huis clos afin de préserver la liberté d’opinion de chacun, en présence de l’animateur qui aide le groupe à préparer une position commune. La délibération peut durer un après-midi et une soirée, parfois se prolonger dans la nuit. Une assistance à la rédaction (aide rédacteur, matériel) peut être fournie.

Lors d’une conférence de presse finale, le panel délivre son avis et répond aux questions.

Les pressions externes
Les tentatives de pression, d’instrumentalisation et de disqualification sont le lot de nombre d’événements qui se situent dans le champ politique. Les conférences de consensus n’y échappent pas. Il est fréquent d’entendre dire par exemple qu’une conférence de consensus n’est que l’habillage d’une décision politique déterminée par avance. Pour éviter de telles critiques, le processus peut être filmé et les films divulgués après la conférence (sauf la délibération).

Les relations avec la presse doivent faire l’objet d’une réflexion dès la conception du processus. Lors de la conférence de consensus de 1998, des communiqués ont été périodiquement diffusés aux médias et c’est à l’issue du processus que ceux-ci en ont assez massivement rendu compte.

L’utilité de la démarche
Les conférences de consensus peuvent s’insérer dans un processus de décision politique en fournissant un avis à des décideurs ou contribuer à promouvoir un débat public sur l’enjeu en question.

Dans la réalité, les avis rendus sont-il suivis d’effet ? La littérature ne permet pas de distinguer les effets directs de la conférence et ceux produits par d’autres événements concomitants. Souvent, il apparaît cependant que la conférence de consensus a permis aux politiques de considérer le problème d’une autre façon en intégrant des dimensions nouvelles.

Conclusion
D’autres modes de délibération existent et les conférences de consensus ne sont pas pratiquées de la même façon dans tous les pays. Quelques principes doivent cependant être respectés :

– l’apport de connaissance jour un rôle important. Il permet aux profanes d’aborder des sujets complexes et de passer de pré-jugements à des opinions construites ;

– le huis clos de la délibération permet au panel de dépasser ses divergences à l’abri de toute pression externe et sans souci de défense de leur image personnelle ;

– l’équilibre du processus, et notamment la diversité des opinions et des positions constitue la clé de voûte du système et garantit sa légitimité ;

– le processus se situe dans le champ de la consultation, non de la décision proprement dite, mais il doit être articulé avec le processus décisionnel. Il n’est pas destiné à contester la légitimité des élus, mais au contraire à la renforcer en profondeur en leur donnant une information construite de façon rigoureuse.

Commentaires du rédacteur de la fiche

Cet ouvrage ne traite que de conférences de consensus portant sur des enjeux nationaux. En France, depuis quelques années, de tels processus sont mis en œuvre pour des débats locaux, notamment dans le champ de l’environnement. Par exemple, en 2003, à Saint Brieuc, a été mise en place une conférence de citoyens portant sur le mode de traitement des ordures ménagères. Elle a introduit deux innovations dans la méthode :
– la création d’un « Conseil de scrutateurs » composé de sages chargés de veiller au bon déroulement de la conférence, notamment à l’absence de pression sur le panel ;
– la mise en place d’outils appartenant au champ du débat public, comme l’organisation de soirées publiques auxquelles les profanes participaient, l’information régulière des habitants par la diffusion d’un « Journal du débat » distribué dans les boîtes aux lettres et la possibilité pour tout organisme local de communiquer un argumentaire au panel sous forme d’un « cahier d’acteur » de quelques pages.

Ces modifications avaient pour but d’éviter tout caractère confidentiel à la démarche, dans un contexte local très tendu par les oppositions à un projet de construction d’un incinérateur. Elles sont aussi eu pour effet d’obliger le commanditaire (en l’occurrence, un syndicat intercommunal) à rendre publiquement des comptes sur les suites qu’il comptait donner aux recommandations du panel. Cette obligation était d’ailleurs formalisée dans un document d’engagement initial, qui a servi de référence pour favoriser l’acceptation du projet par des associations parfois très méfiantes. De façon plus générale, la négociation de la méthode avec ces associations a largement contribué à l’acceptation de l’expérience. Pour en savoir plus, consulter la fiche Une conférence de citoyens en Bretagne

Depuis lors, d’autres conférences de citoyens ont été organisées dans diverses régions, notamment dans le sud de l’Isère pour définir des orientations dans la gestion des eaux.

Dominique Bourg est professeur à Université de technologie de Troyes. Daniel Boy est directeur de recherches au Cevipof, centre de recherches de Sciences Politiques à Paris.


Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2008
Auteur : Thomas Fromentin et Stéphanie Wojcik (dir.)
Editeur : L’Harmattan.


Depuis Platon, qui considérait que seule une élite dotée du savoir pouvait diriger (gouvernement de savants), jusqu’à Montesquieu qui s’accordait avec lui pour dire que le peuple était incapable de prendre une décision politique mais qu’il pouvait au moins choisir ses représentants (gouvernement des élus), le système représentatif est devenu démocratie tout en préservant le constat de l’incapacité du simple citoyen à définir le bien commun. Equilibre délicat que celui de nos démocraties représentatives, qui consiste à opérer une ferme distinction entre gouvernants et gouvernés tout en postulant que les premiers sont habilités à parler au nom des seconds. Pour certains, c’est le statut social ou l’éducation qui fondent leur différence. Pour d’autres, ce sont les conditions de la délibération : l’assemblée où se retrouvent les élus, espace sacré, inviolable, protégé des tumultes, serait celui de la recherche de l’intérêt de la Nation, alors que la rue où se trouvent les profanes serait le lieu des impulsions et des passions.
Thomas Fromentin et Stéphanie Wojcik rappellent qu’en France, ce sont les Révolutionnaires qui, en interdisant en 1790 l‘entrée du Parlement aux simples citoyens, marquent formellement cette distinction entre le sacré et le profane dans la vie publique. Aujourd’hui, cette séparation est remise en cause par l’évolution du droit et des pratiques politiques. La montée en puissance des dispositifs participatifs oblige les responsables à s’exposer au risque de l’argumentation et de la justification de leurs choix. Elle rend également poreuse la frontière entre le savoir de l’expert et celui du profane, le citoyen s’estimant porteur de connaissances inexploitées. Sommes-nous, comme semble le penser le politologue
Jean-Pierre Gaudin, à l’aube du grand chantier de la post-démocratie ? Ou, comme le suggère Daniel Gaxie, dans des changements limités destinés à préserver l’essentiel de la division du travail en politique?
Cet ouvrage tiré d’une journée d’études de jeunes chercheurs organisée en 2005, propose des éclairages sur la participation du simple citoyen à la vie publique au travers du concept de « profane » qui sert parfois à le qualifier.
Profane ou citoyen ?
Profane : le mot fait-il sens pour celui à qui il s’applique ? demande le sociologue Loïc Blondiaux. Rien de moins sûr. Ce concept peut être utile pour analyser l’action politique mais il renvoie à un statut face à la décision plutôt qu’à une appartenance définitive à une catégorie de personnes. Il n’y a pas de profane en soi ; nous pouvons tous l’être à un moment ou à un autre. Que penser alors de ces dispositifs que sont les conférences de citoyens ou les sondages délibératifs qui mettent en scène de simples citoyens souvent qualifiés de profanes ? A la différence des sondages ou des « talk shows » télévisés dans lesquels la parole des personnes interrogées n’a pas besoin d’être informée pour être considérée comme légitime, la participation du profane paraît là construite par le dispositif (tirage au sort, présence d’un animateur, fourniture d’information par des experts…) qui le consigne dans un rôle et lui permet rarement d’en sortir. Sauf rare exception, le profane n’est pas autorisé à profaner le dispositif… Pourtant, dans la réalité, celui-ci tente souvent de détourner le cadre créé pour lui. La figure idéalisée du candide fort de son seul bon sens et prêt à se soumettre à un processus d’information, relève d’une vision infantilisante du citoyen. Pour Loïc Blondiaux, il faut s’interroger sur ce qu’apportent à la démocratie participative ces dispositifs inventés par des sociologues ou des politologues. De tels citoyens, réduits au rang d’individus coupés de leurs contextes sociaux, sont-ils encore membres d’une communauté politique d’appartenance? Et sont-ils considérés par elle comme ses porte-parole légitimes ? Sans articulation claire avec l’espace public, ces dispositifs peuvent apparaître comme de simples artefacts.
Le terme « profane » est d’origine religieuse. Le profane, c’est celui qui n’est pas autorisé à circuler librement dans le Temple – espace sacré – du fait de sa condition de non initié. Il n’y entre que sous la conduite des initiés, dans le but d’y faire ses dévotions et de réaffirmer la fonction sociale du sacré et d’articuler cet espace réservé avec celui, plus large, de la société…
Les sociologues Callon, Lascoumes et Barthes, dans un ouvrage qui fait désormais référence1, ont introduit la notion de profane en sciences sociales en qualifiant ainsi par exemple les riverains de sites nucléaires ou les parents d’enfants hospitalisés : extérieurs à ce nouveau Temple qu’est la Science, ils sont jugés ignorants, voire incompétents, mais acquièrent cependant des savoirs par eux-mêmes (ce que les auteurs appellent une « recherche en plein air ») qui s’opposent parfois à ceux des savants («recherche confinée») : leur expertise n’est pas constituée de savoirs empiriques seulement, mais d’une combinaison de ceux-ci avec des références scientifiques antérieurement possédées ou acquises au cours de l’expérience. La maîtrise des connaissances est donc au cœur de leur définition du profane.
Les profanes eux-mêmes ne se satisfont pas toujours de ce qualificatif qui leur donné et qui semble prendre acte de la suprématie de ceux qu’ils contestent. Dans le cas du nucléaire ou de l’enfouissement des déchets, des opposants se sont parfois hissés à un niveau de connaissance technique qui en a fait de véritables contre experts. En outre, il est vrai que la question des savoirs ne suffit pas à décrire les enjeux de l’irruption de « simples citoyens » dans les processus de participation politique : outre la confrontation des savoirs, la concertation met en scène des acteurs détenteurs de positions sociales inégales, de statuts asymétriques et de représentations différentes, donc des rapports de pouvoir autant que de savoirs, même si les deux aspects sont liés. Par ailleurs, peut-on qualifier de « Temple » les arcanes de la décision politique, malgré les critiques que l’on peut légitimement faire à son endroit ? En bref, le concept de profane est-il pertinent ?
Le politologue Daniel Gaxie, dans la postface de cet ouvrage, se montre à la fois intéressé et critique envers cette analogie qui, dit-il, mériterait d’être davantage travaillée. L’introduction du simple citoyen dans le débat politique au travers des dispositifs participatifs est porteuse de nombreux enjeux mais il faut pour cela lutter contre le désenchantement politique qui peut naître de l’observation de dispositifs participatifs étriqués, réservés par exemple à une nouvelle élite de citoyens éduqués, ou occupés par des participants qui se conforment aux rôles convenus qu’on voudrait leur faire jouer.
1 Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Editions du Seuil, 2001.
Les profanes dans les conférences de citoyens
Judith Ferrando y Puig a suivi deux conférences de citoyens, mises en place par des élus pour émettre des propositions visant à limiter le recours à la voiture dans les transports urbains, alors que semblent avoir été épuisés les moyens traditionnels : développement des transports en commun, campagnes de communication, sondages visant à appréhender les comportements individuels, recours aux avis des experts… Il s’agit d’aboutir à des propositions mais également de mesurer si le comportement de ces simples citoyens est amené à évoluer au terme de l’expérience. La composition sociologique des échantillons retenus, pourtant tirés au sort, montre une surreprésentation des classes moyennes et des personnes à niveau d’étude élevé : le biais est dû au volontariat des participants, qui favorise ceux qui se sentent légitimes pour donner leur avis sur les choix publics. Ce collectif improvisé se construit au cours du processus, sous l’effet des injonctions reçues des politiques qui lui expliquent ce qu’ils attendent de lui, et de la propre perception de ces derniers par les citoyens, par exemple leur incapacité supposée à comprendre les attentes et les logiques de la population. Une fois l’avis citoyen émis, un important travail de présentation et de justification est généralement nécessaire pour qu’il apparaisse comme légitime auprès des instances de décision. Finalement, peut-on considérer ce type de dispositif comme relevant de la démocratie participative ? Il apparaît en fait qu’il constitue souvent un outil régulateur dans les rapports de pouvoir entre élus et techniciens des institutions publiques (dont le bénéfice principal est sans doute attendu par l’élu) visant à relativiser le rôle de l’expertise scientifique et technique au moyen d’une sorte d’épreuve sociale.
Savoirs et savoir d’usage
Si les conférences de citoyens font appel à des candides dont le bon sens serait supposé renouveler le regard des spécialistes, d’autres processus passent par la mobilisation de savoirs spécifiques des participants, notamment la compétence d’usage des habitants, née d’une pratique quotidienne ou de la connaissance d’un lieu. C’est le cas des comités de quartiers ou d’autres formes de concertation locale auxquelles les habitants sont invités à participer. Trois expériences de budget participatif ont été observées par Julien Talpin en France, en Italie et en Espagne. L’objectif affiché est d’éduquer le citoyen et d’inclure des personnes peu concernées par la participation politique. Visites sur le terrain, témoignages et anecdotes sont valorisés : l’argumentation s’enracine dans l’expérience sensible autant que dans la démonstration intellectuelle ; la proximité permet de critiquer la connaissance livresque des experts. Mais les habitants mobilisés dans un dispositif participatif ne sont pas seulement porteurs d’une expérience locale, ils sont aussi des professionnels ou des militants porteurs d’autres types de connaissances, qui sont rarement mobilisées, voire qui peuvent être parfois sanctionnées quand elles sont évoquées par leurs détenteurs. Les citoyens peuvent également acquérir une connaissance approfondie du sujet traité au cours du processus, par exemple en se documentant eux-mêmes. Les jeux de légitimation et délégitimassions des savoirs mobilisés sont révélateurs des rapports de pouvoir qui s’exercent au sein de ces instances de participation. Limiter la participation du citoyen à un rôle d’habitant porteur de sa pratique singulière, cela revient à confirmer sa supposée incapacité – au-delà de l’espace circonscrit par les décideurs – à entrer de plain pied dans l’arène politique.
Rhétorique du profane dans le domaine du nucléaire
Sezin Topçu note que l’industrie nucléaire n’a pas encore utilisé les conférences de citoyens mais qu’elle s’intéresse à la figure du citoyen dans sa politique de communication, notamment à travers ce qu’elle nomme la gestion de l’irrationnel (peurs, croyances, manque de culture scientifique).
Traditionnellement, l’individu ignorant et soumis à ses angoisses forme la figure archétypique du « profane émotionnel » à laquelle s’oppose celle, plus récente et quelque peu idéalisée, du « profane candide capable », c’est-à-dire du citoyen invoqué par exemple dans les conférences de citoyens, que l’on suppose capable d’articuler bon sens, prise de recul et éléments d’information pour former son propre jugement. Dans le domaine du nucléaire aujourd’hui, la figure qui prédomine est une sorte d’hybride entre ces deux archétypes, un individu qui oscillerait entre l’un et l’autre. Des schémas réfutés cependant par les mouvements d’opposition au nucléaire, qui leur reprochent de réduire le clivage entre eux et leurs adversaires à ses dimensions liées à la technique ou à l’accès à la connaissance. Cette dimension semble pourtant encore prédominante. Pour la contourner, les opposants ont développé des stratégies diverses : la CRIIRAD se pose en contre expert professionnel du domaine et s’en est donné les moyens, accédant ainsi à un statut d’interlocuteur reconnu, alors que le Réseau sortir du nucléaire revendique son ancrage citoyen tout en argumentant techniquement ses analyses.
Profanes et débat public
Isabelle Hajek a observé la mobilisation qui s’est organisée dans la région marseillaise suite à un projet de construction d’incinérateurs dans les années quatre-vingt-dix et qui a donné naissance à onze collectifs, regroupant des militants confirmés et de « simples » citoyens. Elle s’est intéressée en particulier à leurs discours, que l’on peut situer sur deux registres :
le premier registre est celui des arguments, qui sont eux-mêmes de deux sortes : d’une part, une série de critiques et de questions sur la toxicité des rejets et de leur impact sur l’environnement ou la santé publique ; d’autre part, des critiques ou des questions sur les modes de prise de décision dans des situations d’incertitude et de complexité, avec une forte remise en cause des élus, de leurs alliances et de leurs stratégies, ainsi que des influences dont ils seraient l’objet de la part des lobbies privés.
Le second registre est celui qui interroge la validité des savoirs scientifiques mobilisés dans le processus décisionnel, à la fois au niveau de leurs conditions de production et au niveau de leurs conditions d’utilisation par les décideurs.
Isabelle Hajek note que les opposants ne se contentent pas de contester le projet. Leurs actions se situent également du côté de la construction d’alternatives, de la veille et, enfin, du contrôle des décisions publiques. Elle s’adresse au « grand public » à travers des actions de masse (affichage sauvage, manifestations, blogs, communiqués de presse…) et à des cercles plus restreints au travers d’actions spécifiques (participation à des commissions, actions en justice, interpellations diverses…). L’irruption de ces citoyens dans le débat public provoque une mise en débat politique des savoirs et pose la question de leur place dans notre démocratie. C’est donc la distinction entre savants et profanes qui est questionnée par cette participation.
Ne sont pas résumées ici les contributions de Pierre Lefébure (sur la participation de citoyens aux débats télévisés), Antoine Schwartz et Thomas Marty (sur l’électeur de la fin du 19è siècle), d’Antoine Pélicand (sur les juges de proximité), de Cécile Cluny (sur des concertations urbaines à Berlin) et de Sabine Rozier (sur des expériences de commandes d’œuvres artistiques par des habitants).
Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2008
Auteur : Loïc Blondiaux
Editeur : Seuil


Chez les élites qui, au 18è siècle, posèrent les fondements de la démocratie représentative, la méfiance du peuple prévalait et la participation de ce dernier à la vie publique – hors des moments électoraux – n’était pas désirée. Cette situation perdura jusque dans les années 1960, lorsque des mouvements de contestation américains sèment les premiers germes des pratiques de démocratie participative qui s’épanouit en France et dans bien d’autres pays en milieu urbain, puis qui prit de l’ampleur dans les années 1990 sous l’effet des questions d’environnement.
La force d’une notion floue
Depuis lors, ce mouvement à l’origine «ascendant», fait progressivement l’objet d’une législation. Celle-ci ne dit pas grand-chose sur les modalités de la participation des citoyens qui, de ce fait, est souvent orchestrée par les autorités et réduite à un rôle consultatif. A partir des années 1990, des professionnels de l’ingénierie de la concertation ou de la participation – consultants, facilitateurs, animateurs – mobilisant notamment les acquis des sciences sociales, définissent progressivement des standards et tendent à normaliser les méthodes. Peut-on conclure de cette évolution que la participation s’impose désormais comme un référentiel durable de l’action politique ? On pourrait le croire si veut bien la considérer comme le produit d’une transformation profonde de nos sociétés qui sont devenues, selon les auteurs, de plus en plus complexes, divisées, réflexives, indociles, défiantes ou même ingouvernables. Rien cependant n’est inéluctable.
Nombre d’élus, par exemple, sont ambivalents envers la notion de démocratie participative. Pour eux, elle se résume à une forme de rhétorique qui ne les engage pas véritablement, leur pouvoir décisionnel restant intact. Souvent dévoyée, résumée à de pseudo-concertations sans effet sur le cours des choses et touchant finalement un public limité, elle suscite les suspicions légitimes des citoyens qui ne se sont pas véritablement mobilisés pour souhaiter son avènement. Mais les conditions dans lesquelles est organisée cette participation ne sont-elles pas précisément responsables de ce soutien mitigé ? N’est-ce pas plutôt la faiblesse des enjeux soumis au débat ou le faible impact de la discussion sur la décision qui minent cette nouvelle modalité de gouvernance ? Dès lors, quel est son avenir ?
Les versions plurielles de l’idéal participatif
Ce livre repose sur un pari : les pratiques de démocratie participative constituent les prémices d’un renouveau des pratiques politiques dans nos sociétés. Pour autant, il est nécessaire de clarifier ce concept qui recouvre des attentes diverses et des modalités contrastées.
Première tâche : se pencher sur les écrits des théoriciens, en commençant par ceux qui, s’inscrivant dans la filiation philosophique de Jean-Jacques Rousseau ou de John Stuart Mill, font de l’engagement du citoyens une condition de son émancipation et de la formation d’un public actif et informé, capable de se mobiliser dans la recherche de solutions à ses problèmes et de faire face à l’apathie qui naît de la délégation du pouvoir. Cette position se retrouve aujourd’hui chez ceux qui appellent de leurs vœux la mobilisation des publics fragiles, en particulier en marge des initiatives des autorités publiques.
Plus récemment, la notion de « démocratie délibérative », inspirée de Jürgen Habermas et de John Rawls, repose sur l’idée que le délibération collective, c’est-à-dire l’échange d’arguments rationnels entre des individus libres et égaux susceptible de déboucher sur une entente motivée, produit des décisions collectives plus rationnelles et plus légitimes. Ces auteurs mettent ainsi l’accent sur la procédure de prise de décision comme source de légitimité politique. Plusieurs initiatives se réclament de cette vision des choses, comme les conférences de consensus. Elles sont particulièrement développées en Europe du Nord et un peu moins dans les sociétés qui cultivent l’art de la controverse et qui se méfient de l’unanimisme.
Reste que la recherche d’un accord entre les participants inspire nombre d’expériences actuelles, ce qui passe par des échanges policés, basés sur le respect et l’écoute. Un postulat critiqué par ceux qui estiment que les populations minoritaires ont peu de chances de se faire entendre dans de telles enceintes, non seulement parce que ces standards ne correspondent pas à leurs modes d’expression ou qu’elles s’y trouvent vite en situation de domination, mais aussi parce que ces populations sont moins animées par la recherche d’un point de vue unanime que par le désir de renforcer leur identité propre. La recherche de l’accord est également critiquée par ceux qui mettent en avant les vertus du conflit dans la formation des identités collectives ou dans l’avancée des idées.
Il y aurait ainsi une vision domestiquée de la participation – avec son idéal de la convergence – qui s’opposerait à une vision plus contestataire, avec son souhait de créer un « espace public oppositionnel » finalement libérateur pour l’individu. Est-il possible d’articuler ces deux figures de la participation ?
Cette tension se retrouve dans les pratiques actuelles de la participation, parfois vue comme une technique de gouvernement, parfois comme un instrument d’émancipation politique. Pousser ces figures à l’extrême n’a guère de sens : une participation purement formelle finit par tourner à vide faute de participants ; une participation purement rebelle ne bénéficie plus de l’écoute des autorités en place. Il faut donc se mouvoir dans cet entre-deux. Trois modèles-types de la participation mettent en évidence des différences d’approche sensibles.
Le premier est celui du budget participatif hérité de l’expérience pionnière de la ville de Porto Alegre, au Brésil. Basé sur le format classique du conseil de quartier, il lui adjoint un pouvoir de décision réel sous forme d’un budget à affecter à des équipements divers. Ce modèle s’est diffusé dans plusieurs pays, malheureusement souvent accompagné d’une diminution des montants qui lui a enlevé toute ambition redistributive, mais qui en fait toujours un lieu d’apprentissage de la citoyenneté.
Le second modèle est celui du débat public, tel que formalisé par la Commission nationale du même nom qui le met en œuvre à propos de grands aménagements. Opération à visée souvent symbolique ou exutoire, il n’engage en rien les décideurs : même si son effet sur les projets n’est pas toujours nul, il reste souvent modeste. Son intérêt principal réside dans le principe de mise à égalité des intervenants, dont – en théorie – la représentativité compte moins que la force des arguments.
Enfin, le troisième modèle est celui des jurys de citoyens et de ses multiples déclinaisons, basées sur la mobilisation d’un panel de « profanes » à qui est soumise une question de politique publique et qui doit, au terme d’un processus de formation et de confrontation d’arguments, délibérer pour produire des recommandations. L’expérience a montré la capacité de ces simples citoyens à produire des avis pertinents mais dont la légitimité et l’impact sur la décision restent incertains.
Ces trois modèles ne résument pas toutes les formes de participation, mais donnent une image de leur diversité. S’ils se réclament tous d’une démocratisation de la société, leurs objectifs oscillent entre la recherche d’une décision meilleure et la recherche de citoyens meilleurs.
La participation contre la démocratie ?
La critique de la démocratie participative joue, selon les auteurs, sur plusieurs registres : la crainte d’une tyrannie populaire, l’absence d’effet sur les inégalités de pouvoir ou le péril qu’elle constituerait pour la démocratie représentative. Souvent, ces arguments cachent un refus viscéral du principe de l’égalité politique, c’est-à-dire d’un dialogue d’égal à égal entre l’humble et le puissant dans l’espace public. Si on soutient au contraire cet idéal, comme le fait l’auteur, il faut mettre la démocratie représentative à son service.
Premier piège, celui de la proximité. Rapprocher la décision du citoyen est désormais une évidence, qui conduit trop souvent à limiter la participation à une échelle micro-locale, à la confondre avec une gestion de la proximité. Le risque est double : celui d’exacerber les égoïsmes locaux en invitant chacun à borner son horizon de réflexion et celui de déconnecter l’échelon de la participation de celui de la décision, cette dernière étant de plus en plus prise à une échelle intercommunale, ou au-delà. A l’élargissement de l’horizon de réflexion, certains opposent des difficultés matérielles ou méthodologiques, mais des expériences montrent que cela est possible. Limiter la participation à des questions purement locales reviendrait non seulement à sous-estimer les capacités des citoyens mais aussi à entériner une nouvelle spécialisation des rôles dans la vie politique.
Deuxième écueil : le renforcement des inégalités politiques. Nos démocraties sont déjà fortement inégalitaires, mais le déficit de participation des jeunes, des précaires ou des immigrés ne risque-t-il pas de s’accroître avec la multiplication de ces espaces de participation qui requièrent du participant disponibilité, engagement, compétences, etc. ? Les horaires choisis, l’absence de traduction, les difficultés de transport ou de gardes d’enfants – sans compter les thèmes soumis à discussion qui sont souvent loin des priorités des plus marginalisés – excluent de fait des pans entiers de la société. Le risque alors est celui d’une confiscation, par une minorité agissante et autoproclamée représentative, de l’intérêt collectif.
Troisième écueil : la tentation de l’instrumentalisation, c’est-à-dire la transformation de la participation en un rituel de communication politique qui se manifeste notamment par une absence totale d’intérêt envers ses résultats. La participation n’est pas pensée comme une aide à la décision, mais comme une contrainte que l’on maîtrise en domptant les modalités de la discussion. Depuis la cooptation des participants jusqu’à la définition de l’agenda ou du calendrier, en passant par l’adoption unilatérale des règles du jeu, les moyens sont nombreux de calmer les angoisses des autorités devant le risque que constitue une montée en puissance des citoyens. Au-delà de cette mise en scène, le choix délibéré de dispositifs maîtrisés et confinés que sont les conférences de citoyens, animées par des professionnels que les participants ont peu de possibilités de critiquer, relèvent souvent de la même démarche.
Enfin, dernier problème : l’absence d’influence sur la décision, qui reste pour certains l’un des moyens les plus efficace de se prémunir des « risques » de la participation. Pour justifier cela, on évoque souvent le manque de responsabilité politique de ces publics, leur absence de représentativité, la nécessité de préserver l’intérêt des absents. Ces objections sont réelles, mais priver la participation citoyenne d’impact effectif sur l’action revient à la priver de sens. Elle se résume alors à un habillage de décisions déjà prises, un simulacre, une tromperie : des mots qui reviennent comme des leitmotiv dans les critiques des citoyens.
Faut-il pour autant invalider le projet ? Ne faut-il pas plutôt rechercher ce que serait l’institutionnalisation d’une démocratie participative effective ?
Des raisons d’espérer
Ni stratagème de communication, ni contre-pouvoir autoritaire : il faut concevoir la démocratie participative comme une confrontation permanente et productive entre une demande de droits des citoyens et une tentative de cadrage politique des autorités en place, une sorte de dialectique qui produit ses effets sur les citoyens eux-mêmes et sur l’action publique.
Si des démarches « purement décoratives » sont mises en place par des autorités qui leur enlèvent tout pouvoir, les citoyens ne tardent pas à les déserter ou à en contester les règles. Les experts eux-mêmes se font régulièrement chahuter par des citoyens qui, non seulement mettent en cause leurs savoirs mais revendiquent leur propre expertise. La pluralisation des sources de l’expertise publique constitue aujourd’hui l’un des effets majeurs des dispositifs participatifs. De ce fait, les citoyens ne sont plus considérés comme des sujets incompétents, aveuglés par leurs passions et soucieux de la défense de leurs seuls intérêts, mais comme des acteurs aptes à délibérer avec d’autres de projets collectifs, détenteurs d’une expertise profane susceptible d’être valorisée avec profit.
Dans ces conditions, la participation peut améliorer l’efficacité de l’action publique et s’insérer dans la perspective d’une nouvelle gouvernance, comme à Porto Alegre où le budget participatif s’est avéré constituer un outil pertinent contre le clientélisme et la corruption. De façon plus générale, ces forums constituent des lieux de remontée d’information privilégiés pour les gestionnaires, des outils d’intégration de la population, des moyens d’améliorer la réactivité des services techniques des collectivités, etc. Ils obligent les autorités publiques à renoncer au seul argument d’autorité pour faire valoir leurs orientations, à rendre leurs choix plus transparents, à acquérir des compétences en matière de négociation, à anticiper les effets de leurs décisions, etc.
Pour les acteurs des dispositifs participatifs, évoquer l’intérêt général pour défendre leurs positions peut relever d’une stratégie visant à légitimer leurs points de vue : une attitude quelque peu hypocrite mais civilisatrice en ce qu’elle oblige à entendre l’argument des autres et à considérer le projet collectif. De la même façon, les autorités publiques doivent apprendre à écouter, à distribuer la parole équitablement, à expliquer leurs choix, etc. Autant d’effets également civilisateurs.
Autre effet notoire de la participation : l’exploration collective des controverses et la construction d’une opinion publique sur d’autres bases que celles qui sont définies par les médias.
Enfin, la participation impose une exigence continue de justification de la décision politique, conçue comme un processus complexe d’organisation du débat, de motivation des choix, de renforcement des capacités des acteurs concernés. Au final, elle conduit à l’apparition de publics actifs et responsables, et à la discussion permanente des fondements de l’autorité démocratique. Que les expériences menées jusqu’à présent ne soient pas parvenues à concrétiser cet idéal ne signifie pas qu’il faille y renoncer.
Recommandations
En conclusions, six brèves recommandations pour une démocratie effective :
prendre au sérieux les formes matérielles de la discussion, les moyens d’information, l’ingénierie du débat qui ont des effets importants sur ses résultats ;
encourager l’émergence de pouvoirs neutres, notamment des animateurs ou des tiers garants du bon déroulement de la participation ;
promouvoir une constitution démocratique mixte, promouvant la participation du citoyen par le vote mais également par des moyens diversifiés ;
jouer sur la complémentarité des dispositifs de participation, en explicitant leurs attendus et leurs modalités ;
repenser la relation de la participation à la décision, en allant plus loin que la simple discussion ou la consultation et en clarifiant ses attendus ;
réaffirmer l’idéal d’inclusion de ceux qui sont exclus du débat politique et citoyen.
Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2008
Auteur : Pierre Rosanvallon
Editeur :Seuil


Quels sont les principes qui légitiment l’exercice du pouvoir dans une société démocratique ? Désormais, le recours à l’élection ne suffit plus à asseoir l’autorité : un pouvoir démocratique doit se plier à des épreuves de validation qui sont autant de reflets des nouvelles attentes des citoyens. Avec cet ouvrage, Pierre Rosanvallon poursuit la réflexion engagée dans son précédent ouvrage, La Contre-démocratie (Seuil, 2006), dans lequel il examine la défiance des citoyens envers le pouvoir et les trois façons qu’ils ont de la mettre en pratique : la surveillance (vigilance, dénonciations dans la presse, etc.), le veto (grève, désobéissance, vote…) ou le jugement (évaluation, judiciarisation). Tout en rappelant que ces pratiques garantissent la richesse de la vie démocratique, il met en garde contre leurs dérives contestataires et populistes qui se traduisent par un repli sur des positions particulières inconciliables avec une vision globale de la société.

Qu’est-ce qui légitime le pouvoir ?
En introduction à ce nouvel ouvrage, Pierre Rosanvallon revient sur les sources de la légitimité du pouvoir. Il n’est pas contesté qu’en démocratie, le peuple en est à l’origine. Mais l’élection, qui reste une technique de prise de décision efficace, ne peut plus constituer un principe de justification car l’idée qu’une fraction de la population – fût-elle majoritaire – définisse l’intérêt général (on fait « comme si » le plus grand nombre valait pour la totalité) ne va plus de soi dans une société de plus en plus considérée comme une mosaïque de minorités.

A la fin du 19è siècle, la naissance d’une administration publique forte, c’est-à-dire compétente (car soumise à une formation exigeante et sélectionnée par un concours) et capable d’une certaine autonomie vis-à-vis du pouvoir politique (notamment du fait de sa sécurité d’emploi), est également justifiée par le souci de préserver l’intérêt général au nom d’une autre légitimité : celle qui résulte de la reconnaissance de son savoir et de ses principes d’action.

La tension savamment entretenue entre la légitimité procédurale des élus (le passage par les urnes) et la légitimité substantielle des fonctionnaires (l’adéquation à une norme et des valeurs) commence à s’effriter dans les années 1980, du fait de la désacralisation de ces deux piliers de la démocratie.

L’affaissement de ces fondements a créé un vide, mais de nouvelles attentes citoyennes sont progressivement apparues. Les notions d’impartialité et d’indépendance, par exemple, fondent désormais l’autorité d’institutions de surveillance ou de proposition. La réflexivité, c’est-à-dire la recherche, au terme d’une démarche réflexive, de la préservation de la diversité des intérêts apparaît également légitime dans la définition du bien commun. Enfin, la reconnaissance des singularités et la prise en compte des particularismes au moyen d’une gestion politique « au plus près » des individus fonde la légitimité de proximité. Ces nouveaux principes de légitimité – l’impartialité, la réflexivité et la proximité – justifient d’autres façons, à la fois concurrentes et complémentaires du passage par les urnes ou par les concours, de parler au nom de la société, c’est-à-dire d’être reconnu comme démocratiquement légitime. Les institutions et les pratiques sociales qui leurs sont liées ne sont pas encore stabilisées, elles font l’objet d’évolutions constantes et créent le champ de la démocratie indirecte, qui fait système avec la démocratie élective. L’articulation de ces deux champs constitue une tentative de concilier l’aspiration au consensus qui permet de gouverner et la reconnaissance des différences existantes dans la société. Elle permet de pallier les insuffisances du principe de décision (la majorité) et de l’idéal de justification (l’unanimité) qui sous-tendent le fonctionnement démocratique.

La légitimité d’impartialité
Il existe quelques précédents historiques d’application de ce principe, notamment lorsque les villes italiennes des 12è et 13è siècles choisissaient leurs dirigeants parmi les podestats, des administrateurs professionnels non originaires du lieu, censés gouverner en toute impartialité car non inféodés aux clans locaux et à leurs disputes. Plus près de nous, les institutions dont la légitimité est fondée sur l’impartialité se sont multipliées en France à partir de la fin des années 1970 : ce sont les hautes autorités, conseils, commissions ou comités comme la HALDE, le CNIL ou l’AMF . Très critiquées au début par les élites politiques qui leur reprochaient de n’avoir pas de comptes à rendre devant les électeurs, elles répondent cependant à une forte attente sociale, née de la méfiance des citoyens envers ces élites.

Ces institutions fondent leur légitimité sur leur indépendance (par exemple, par le fait que leurs membres ne soient pas révocables par le pouvoir politique) mais également sur leur efficacité. Leur légitimité est donc précaire, susceptible d’être remise en cause au vu de leurs résultats ou des soupçons d’influence par les groupes d’intérêts ou les pouvoirs en place.

La légitimité de réflexivité
L’élection est un procédé imparfait, qui confond le citoyen avec l’électeur ou la volonté de la majorité avec celle de la société. Corriger ces imperfections relève d’une activité de réflexivité, qui se manifeste en particulier par une exigence d’examen et de validation des initiatives des pouvoirs publics. C’est le rôle des cours constitutionnelles, outils de contrôle de la constitutionnalité, qui s’est considérablement accru dans de nombreux pays depuis plusieurs années. Elles jouent le rôle de gardiennes des valeurs démocratique et de la mémoire politique, basant leur action sur une activité de délibération. Les cours constitutionnelles n’ont pas le monopole de cette fonction : nombre d’organisations de la société civile jouent également un rôle de veilleurs actifs.

La légitimité de proximité
Les citoyens attendent des gouvernants qu’ils soient proches d’eux. En 2002, la loi sur la démocratie de proximité officialise une évolution qui avait commencé à prendre corps avec la décentralisation. Les citoyens attendent de la proximité que les pouvoirs publics prennent mieux en compte leurs particularités et préfèrent l’arrangement à l’application aveugle de la règle. C’est dans l’interaction, l’empathie, la négociation que se construit une nouvelle source de légitimité dont les résultats se traduisent pour les citoyens par une meilleure prise en compte de leurs spécificités, par le sentiment d’être reconnus et respectés, donc par la possibilité de conserver une estime d’eux-mêmes. La politique de « l’attention » envers le citoyen, est une attente sociale de plus en plus importante : le citoyen attend moins du responsable politique qu’il lui ressemble mais plutôt qu’il le comprenne.

La proximité n’est pas seulement une attention portée dans le discours aux particularismes ou une politique de la présence des élus auprès de leurs concitoyens. Si elle se réduit à une stratégie de communication, elle représentera une régression pour la démocratie. La proximité s’incarne aussi dans des formes nouvelles de gouvernance : comités de quartier, conférences de citoyens, budgets participatifs et autres outils de la démocratie participative, un concept créé par les mouvements sociaux nord-américains du début des années 1960. Cette démocratie d’interaction réinvente les rapports entre pouvoir et société en assurant un rôle de médiation jusqu’alors largement occupé par les partis, au travers des lieux de dialogue multiples. Cette « démocratie diffuse d’interaction » a deux fonctions politiques principales : d’abord, elle oblige à une justification, une explicitation des orientations et des choix ; ensuite, elle contribue à rapprocher, à travers l’échange d’informations, pouvoir et société. La relation est plus dense et plus permanente que celle qui lie habituellement les élus et leurs électeurs. Attention cependant à ne limiter l’application du principe de proximité aux questions locales, ni à l’opposer au principe d’impartialité, qui implique une certaine distanciation. Ces deux modes de justification font système et s’avèrent complémentaires.

Pierre Rosanvallon, historien, est professeur au Collège de France. Il anime également l’association La République des Idées.

Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2010
Auteur : Lawrence Susskind, Yann Duzert, Alain Pekar Lempereur
Editeur : Eyrolles, Éditions d’organisation
Références : 235 p.

Comment mobiliser les principes de la médiation pour rendre un processus de concertation plus efficace et équitable, c’est-à-dire tendant vers un accord jugé acceptable par les parties en présence? Les principes et le déroulement d’une telle démarche, qui sont présentés par exemple dans l’ouvrage de R. Fisher et al. «Comment réussir une négociation?» ou dans celui de Ph. Barret et al. «Guide pratique du dialogue territorial», sont illustrés ici de façon concrète.

Une bonne concertation ne passe pas par des règles rigides ou par le vote, mais par des principes permettant de mettre en place un processus négocié et participatif, capable d’aboutir à un consensus le plus large possible. Le consensus n’est pas entendu ici comme un idéal unanime, mais comme un accord satisfaisant pour le plus grand nombre possible de personnes, bien au-delà de la simple majorité. Un tel accord ne peut être obtenu que si le processus de concertation est lui-même considéré par les participants comme efficace et équitable.

Six points fondamentaux sont décrits ici pour structurer un tel processus, appelé « Triple C » : construire le consensus par la concertation.

  1. Rassembler les bons interlocuteurs autour de la table
    C’est le rôle du convocateur (qui peut être assumé par un petit groupe de quelques personnes) que de veiller à ce que les bonnes personnes soient présentes et que les différentes parties en présence soient représentées par des porte-parole reconnus par elles, et autant que possible disponibles et ouverts au dialogue. Il est recommandé pour cela :

de réaliser avant toute chose un inventaire des parties prenantes potentiellement concernées, depuis celles dont le sujet représente un enjeu d’importance, jusqu’à celles qui ne sont pas affectées mais qui peuvent éventuellement apporter une contribution ;
d’engager des entretiens préliminaires, individuels, avec les participants potentiels, pour s’assurer de leur intérêt pour la concertation et les rassurer le cas échéant sur le fait qu’ils pourront exposer leur point de vue ;
sur la base de ces entretiens, mais sans citer nommément les personnes, de rédiger une évaluation, c’est-à-dire un diagnostic de la situation initiale qui peut être bref (un paragraphe ou quelques pages) mais doit circuler parmi les participants et être amendé par eux si nécessaire ;
de faire appel à un médiateur si la situation est difficile ou les participants nombreux ;
d’établir un calendrier, un budget, faire connaître les principes de la « Triple C » aux participants.

  1. Répartir les tâches et les responsabilités
    La construction d’un consensus n’a rien d’un processus spontané. Outre le convocateur qui prend l’initiative de la concertation, il existe plusieurs rôles qui doivent être attribués :

Les parties concernées sont l’ensemble des personnes touchées d’une façon ou d’une autre par le sujet. Comme elles peuvent représenter des groupes vastes, elles se donnent généralement des représentants qui conforment le groupe de concertation ;
Le groupe de concertation est l’organe délibératif central, responsable de l’élaboration du consensus et maître du processus de concertation ;
Le comité de pilotage (instance facultative) peut être une équipe réduite, par exemple composée de représentants des principaux groupes concernés, qui se chargera de piloter concrètement le processus et de veiller à son bon déroulement.
Le président de séance n’est pas l’animateur mais l’autorité qui préside les réunions et peut intervenir comme porte-parole du groupe de concertation envers l’extérieur. Il siège au Comité de pilotage, s’il existe, et reste impartial.
Le facilitateur, ou médiateur, est le leader du processus, qui guide le groupe au travers des étapes qui le mèneront vers la recherche d’un accord. Le convocateur ou le président de séance peuvent jouer également ce rôle, mais il est parfois utile de faire appel à une personne qualifiée.
Le rapporteur est discret et le plus objectif possible. Il peut être volontaire (le rôle pouvant être tournant) ou rétribué pour cela.
Les sous-comités sont des groupes de travail, composés de membres de membres du groupe de concertation, qui jouent un rôle de boîtes à idées ou de fournisseurs d’informations ou qui se chargent de faire avancer la réflexion sur des thèmes de réflexion particuliers.
Les experts consultants sont neutres mais apportent des savoirs qui permettront au groupe de concertation de disposer assez précocement d’une base commune d’information.
Dans un processus de concertation, il importe que l’objectif des leaders ne soit pas de faire avancer leur point de vue mais de conduire le groupe vers une solution équitable, efficace et judicieuse. Ils doivent pour cela valoriser les participants, les guider sans les trahir au travers d’un processus participatif et créatif, mais également bien organisé.

  1. Résoudre les problèmes collectifs par la médiation
    Il est important d’instaurer dès le début un état d’esprit orienté vers la résolution de problèmes (et non pas vers l’affrontement des egos, par exemple). Il faut pour cela expliciter rapidement l’objectif (aboutir à une solution qui satisfasse tout le monde ou presque), décrire le processus qui sera suivi, permettre à chacun de s’exprimer sans agresser les autres, de dire ce qui lui importe sans formuler de déclaration jusqu’au-boutiste. Plusieurs étapes mènent vers le consensus :

Conduire les délibérations sans asséner de jugement catégorique, inviter les participants à expliciter leurs motivations plutôt que leurs seules revendications, ne pas se juger mutuellement. Un outil pour cela : la reformulation qui oblige les gens à s’écouter et à prendre acte des différences de point de vue sans les transformer en sujets de conflit.
Différencier « invention » et engagement ferme », c’est-à-dire pouvoir lancer des idées dans la discussion sans s’engager nécessairement à les mettre en œuvre mais dans le but de susciter la créativité, à la manière d’un brainstorming.
Créer des sous-comités et recourir à des experts si nécessaire, par exemple pour réunir de l’information nécessaire ou pour réaliser des études qui permettront de se mettre d’accord sur certains faits.
Utiliser la « procédure du texte unique » pour rédiger l’accord : le médiateur rédige une première version (par exemple après des entretiens successifs avec les participants, mais sans citer nommément les contributeurs) qui est ensuite corrigée et complétée successivement par tous les participants.
Modifier l’ordre du jour et les règles de fonctionnement si cela apparaît nécessaire en cours de route, c’est-à-dire se montrer flexible en fonction des imprévus, sans remettre en cause les principes.
Fixer une date butoir pour la fin des délibérations.
Partir des liens et réseaux préexistants, connaître les relations entre les personnes, qu’elles soient bonnes ou non.
Insister sur les gains mutuels, sur le fait qu’il ne doive pas y avoir de perdant dans la décision prise, mais que l’objectif est que chacun puisse améliorer sa situation. Inviter chacun à imaginer des solutions qui tiennent compte de ses intérêts mais qui prennent également en compte ceux des autres.

  1. Confirmer l’existence d’un accord et prévoir son application
    Lorsque le médiateur formalise les propositions qui semblent faire consensus, il demande aux participants s’ils les trouvent inacceptables et, dans l’affirmative, comment les modifier pour les rendre acceptables. Une fois la formulation modifiée, la même question est reposée et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’objection.

Si des objections sont formulées, elles doivent être argumentées. Elles ne doivent pas être rapportées de façon nominative dans les comptes-rendus de façon à ne pas « figer » sur le papier des positions qui peuvent évoluer. Ces comptes-rendus doivent être validés par tous les participants.

Il est également nécessaire que l’accord soit soumis par les participants aux différents groupes qu’ils représentent de façon à faire remonter les éventuelles critiques ou incompréhensions qui seraient transmises. Il faut prendre le temps de le faire valider et d’obtenir par écrit de chacun des participants qui l’a validé qu’il signe l’accord à titre individuel et qu’il s’engage à le défendre publiquement. Il faut ensuite le transmettre aux instances décisionnelles. Enfin, des procédures de contrôle peuvent être mises en place : pour s’assurer que personnes impliqués honorent leurs engagements et pour s’assurer que la réalité n’a pas évolué de façon à imposer une modification de l’accord lors de sa mise en œuvre. De telles évolutions peuvent parfois être anticipées et les réponses à donner peuvent être elles-mêmes incluses dans l’accord.

Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2012
Auteur : D’après l’ouvrage de Christian Morel : Les décisions absurdes, vol. II : comment les éviter
Editeur : Gallimard

Qu’est-ce qu’une décision fiable ? C’est simplement une décision qui contribue aux résultats attendus. Ces résultats sont divers : pour l’équipage d’un avion, il s’agit d’amener ses passagers à destination ; pour un groupe de randonneurs en montagne, se promener en toute sécurité ; pour une équipe de travail dans une entreprise, atteindre ses objectifs de production ; pour les soignants d’un hôpital, procurer un service de santé adapté à ses patients ; pour une troupe de théâtre comique, faire rire son public, etc. Il s’agit donc d’éviter le crash, l’avalanche, la mauvaise option technique, l’erreur médicale ou le manque de succès, tous accidents qui ne sont pas dus à la fatalité, mais souvent à des choix qui auraient été évitables car déterminés par des facteurs humains.

Ce que les accidents nous apprennent
L’étude de catastrophes ou au contraire l’absence d’accident dans des contextes les plus divers permettent de tirer quelques leçons de portée générale.

Première leçon : le fait de ne pas sanctionner les erreurs non-intentionnelles et non répétitives (ni même réprimander ou hausser le ton) évite aux fautifs la tentation de les dissimuler ou de détourner les recherches vers des questions secondaires. Ce principe – qui contredit celui qui prétend que toute erreur doit être sanctionnée pour éviter qu’elle soit répétée – a deux corollaires : le premier est le principe de pédagogie. Il s’agit de comprendre la cause de l’erreur, d’expliquer et de prendre les mesures nécessaires pour qu’elle ne se reproduise pas. Le second corollaire est le principe de punition de la dissimulation de l’erreur : il s’agit d’inciter vigoureusement au retour d’expérience. Cette politique, devenue une règle dans l’armée de l’air et de nombreuses compagnies d’aviation, aurait permis de remédier à temps à de multiples dysfonctionnements , de mettre en place des procédures correctives efficaces et d’offrir au personnel une sécurité psychologique qui contribue aussi à prévenir les erreurs.

Deuxième leçon : la formation des professionnels aux facteurs humains est d’une grande importance car ceux-ci apparaissent primordiaux dans nombre de catastrophes. L’éclairage de sciences comme la psychologie et la sociologie permet de décrypter certaines situations à risques dans lesquels des phénomènes individuels et collectifs peuvent mener à des choix malheureux. Par exemple, les pilotes de ligne connaissent bien cet effet qu’ils nomment « la destinationite » et qui dit qu’il est d’autant plus difficile de renoncer au but qu’on s’est fixé que celui-ci apparaît proche. Si un pilote est informé de mauvaises conditions météo alors qu’il est encore loin de l’aéroport, il choisira sans hésiter de se dérouter. Mais lorsque les pistes sont toutes proches, il ne prend pas la même décision. Lorsque l’issue semble à portée de main, un certain aveuglement empêche de reconnaître les obstacles qui sont devant soi et vous fait persister, parfois de façon funeste…

Troisième leçon, tirée notamment de l’observation de pratiques dans l’aviation et dans l’armée : il est souvent nécessaire de renoncer à la hiérarchie, au profit d’un transfert de pouvoir vers des acteurs sans grade mais « détenteurs d’un savoir et en prise directe avec les opérations ». C’est un principe qui prévaut notamment à bord de nombreux sous-marins, où l’équipage fonctionne comme une équipe et où des choix tactiques, parfois cruciaux, sont guidés par le personnel qui dispose des compétences pour le faire, plutôt que par leurs supérieurs. Un mode de fonctionnement que certains officiers marquent symboliquement en enlevant leurs galons dès lors qu’ils pénètrent dans le submersible. Cette reconnaissance des savoirs de chacun, cet esprit d’équipe et ces transferts de pouvoir limitent les risques d’erreur liés à des abus d’autorité et à l’incompétence. Ce qui fait dire à l’auteur que « c’est parce qu’il n’obéit pas aux relations hiérarchiques militaires traditionnelles qu’un sous-marin est fiable » (p. 129). Ce principe appelé « hiérarchie restreinte impliquée » ne supprime pas la hiérarchie, qui reprend ses droits dans certaines circonstances, notamment parce que son rôle est de définir la mission et d’en expliquer le sens, de veiller au respect des règles ou à la bonne mise en œuvre des décisions.

Quatrième leçon, que l’on peut déduire de la précédente et qui est détaillée ci-après, la mise en discussion des décisions accroît leur fiabilité. Mais sous conditions.

Intelligence collective et fiabilité
Confiance et collégialité sont des facteurs favorables à la fiabilité des décisions. Faut-il penser pour autant que la délibération collective est le meilleur moyen d’être fiable ? Ce n’est pas toujours le cas et il existe plusieurs effets pervers dans les fonctionnements collectifs. Par exemple :

L’effet de polarisation. Dans un groupe, ceux qui ont des positions nuancées ont tendance à se rapprocher de ceux qui ont des positions proches mais plus radicales ou exprimées avec plus de force.
Le biais de confirmation renforce cet effet : dans une discussion, chacun a tendance à retenir les informations et les arguments qui confirment sa propre opinion.
Le paradigme de Asch. Dans un groupe, des personnes en position très minoritaire ont tendance à se rallier à la position de la majorité, ou à taire leur désaccord, de façon à ne pas se singulariser.
Cet effet est lui-même renforcé par l’illusion de l’unanimité : le silence de certains est considéré comme un acquiescement par les autres. Ceux-ci, se sentant majoritaires, ont tendance à exprimer plus nettement encore leur position, ce qui renforce l’impact de leurs propos.
La communication silencieuse provoque aussi des effets pervers. Dans une délibération, beaucoup de choses ne sont pas dites, chacun cherchant à supputer ce que pense l’autre. Or, beaucoup de ces supputations se révèlent fausses et cela crée des malentendus : on croit être d’accord ou en désaccord alors que ce n’est pas le cas, on pense parler à tort de la même chose ou au contraire ne pas se comprendre…
La pensée de groupe privilégie l’harmonie et la cohésion aux dépens des désaccords et des conflits internes : ceux qui ont des doutes sur le bien-fondé de telle ou telle décision préfèrent alors les taire plutôt que de paraître inamicaux. Ce phénomène ne se manifeste pas dans tous les groupes mais lorsque c’est le cas, il est souvent renforcé par une réflexion en vase clos, un sentiment de supériorité du groupe, un certain conformisme.
La pression hiérarchique. Dans certains groupes où des relations hiérarchiques s’exercent entre les membres, le désir de ne pas déplaire à ses supérieurs influence sensiblement le positionnement de certains d’entre eux.
Le fonctionnement bureaucratique peut limiter la circulation d’information. Par exemple, dans nombre d’organisations, une personne ayant un doute sur telle décision le signalera à sa hiérarchie, mais sans insister, l’insistance ne faisant pas partie des règles habituelles. L’information pourra ainsi ne pas avoir été reçue ou comprise à sa juste mesure.
A ces effets d’influence qui nuisent à la capacité réflexive d’un groupe, il faut ajouter des effets dits « mécaniques », comme celui du nombre. Un grand nombre de participants conduit nécessairement à la rareté du temps d’expression et donc à l’encombrement. En 2005, Bertrand de Jouvenel estimait qu’une réunion de trois heures ne doit pas comporter plus de douze participants si on veut que chacun puisse s’exprimer de façon satisfaisante. Le nombre de participants accentue également les effets de la communication silencieuse : il est plus difficile d’exprimer une contradiction devant un grand groupe que devant quelques personnes. Le grand nombre tend à gommer les positions minoritaires en rendant plus difficile leur expression.

C’est pourquoi le débat doit s’assortir de règles visant à améliorer la qualité de la discussion. L’une de ces règles, par exemple, peut être la présence d’un « avocat du diable ». La présence d’un contradicteur avisé dans les discussions collectives évite en effet au groupe de tomber dans les routines de raisonnement, lui impose d’explorer toutes les pistes et d’évaluer les risques de chacune d’elles. Il y a plusieurs façons d’appliquer ce principe :

demander à ce qu’un membre d’un groupe joue ce rôle ;
adopter systématiquement une attitude interrogative ;
diviser le groupe en sous-groupes pour donner plus de chance aux contradictions et aux positions minoritaires de s’exprimer ;
dans les processus de décision publique, ouvrir le débat à des individus ou des organisations aux points de vue différents et sans lien hiérarchique avec les décideurs (associations, etc.)
Autre règle possible : le droit de veto accordé à tous les membres d’un groupe (ou au moins à plusieurs d’entre eux) quelque soit leur statut ou leur légitimité, ce qui revient à préférer les décisions par consensus. Le consensus donne-t-i l pour autant une garantie de fiabilité à la décision ? Pas toujours, cela dépend de la façon dont il est construit.

Intérêts et limites de la décision par consensus
A priori, une décision par consensus permet de limiter le risque d’erreur, mais l’unanimité peut souffrir de deux carences :

elle est dite médiocre si elle n’est pas issue d’un véritable débat contradictoire ;
elle est dite apparente si certains se taisent alors que les autres donnent un accord explicite. Le principe « qui ne dit mot consent » cache souvent un problème de communication silencieuse et de fausse unanimité et dans ce cas, l’accord obtenu par ce consensus apparent ne reflète parfois que l’avis d’une minorité.
Plusieurs suggestions peuvent être faites pour limiter ces carences :

s’assurer que tous les participants ne soient pas liés par des relations hiérarchiques ;
une fois que l’accord est en vue, organiser un tour de table pour s’assurer que les silencieux puissent s’exprimer et notamment exprimer leurs réserves ;
organiser un vote ;
après un accord, se donner un délai de réflexion d’au moins une journée, ou organiser une « délibération de la seconde chance » avec pour but explicite de permettre aux oppositions et aux réserves de se manifester.
L’interaction généralisée
Faire circuler les informations pertinentes de façon fluide, à tous les échelons et entre organisations, est une règle qui permet également de limiter les décisions absurdes. La communication doit être explicite et non tacite, parfois sous forme de « communication à trois voies » : une personne transmet une information, le destinataire reformule ce qu’il en a compris, la première confirme que c’est bien ce qu’elle a voulu dire .

Plusieurs travers fréquents sont à éviter dans la communication :

les ambiguïtés de langage, c’est-à-dire les malentendus dérivant de compréhensions différentes des mêmes mots ; se mettre d’accord sur le sens de certains mots fréquemment utilisés dans une concertation (acquérir un vocabulaire commun) n’est pas une perte de temps. Mais au-delà des mots ambigus, certaines formulations abrégées ou l’usage des listes à puces, par exemple dans les présentations Power Point ou les post-it, est une source habituelle de malentendus ou de faux consensus;
les dysfonctionnements de la coordination silencieuse, c’est-à-dire le fait que chacun anticipe et imagine ce que font et pensent les autres, sans se donner la peine de vérifier auprès d’eux que ses hypothèses sont exactes ;
les difficultés de visualisation de la réalité : les images en donnent parfois une représentation atténuée ou inexacte. Se rendre sur place pour constater les choses ou utiliser des maquettes pour représenter un espace tridimensionnel peut s’avérer plus explicite que d’utiliser des photos ou des plans, même produits par des technologies sophistiquées.
Des « métarègles » de la fiabilité peuvent donc être énoncées : privilégier la décision collégiale à la décision hiérarchique, mettre en place des débats contradictoires, assurer une transmission fluide d’informations, rechercher des consensus solides, etc. Il peut sembler paradoxal que ce soit dans des institutions fortement hiérarchisées (l’armée, l’aviation, l’hôpital…) que de telles règles aient été formulées et commencent à être mises en application. D’autant plus que la culture de la fiabilité en contredit d’autres, comme la culture de la hiérarchie, celle du professionnalisme qui interdit la mise en discussion de « celui qui sait » ou celle de la certification qui préfère la conformité à des référentiels préétablis. Il faut espérer que les coûts matériels et humains provoqués par des décisions absurdes inciteront de façon pragmatique les organisations à s’engager dans la voie d’une plus grande fiabilité de leurs décisions.

Christian Morel est un ancien cadre dirigeant dans l’industrie.

Cette fiche de lecture ne résume pas intégralement l’ouvrage, elle en tire quelques enseignements utiles à la conduite de processus de concertation et de participation. Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF
Année de publication : 2009
Auteur : Laurent Mermet et Martine Berlan-Darqué (dir)
Editeur : La Découverte

Avec une montée en puissance progressive dans les années 1990, la participation du public occupe une place importante dans le traitement des problèmes d’environnement. En mettant en place le programme de recherche « Concertation, décision et environnement » depuis 1999, le ministère chargé de l’environnement a apporté un éclairage majeur sur les processus de concertation et de participation mis en œuvre, et fortement contribué à stimuler les recherches pluridisciplinaires dans ce champ. Il a également permis, grâce à une série de séminaires, de croiser les regards de chercheurs et de praticiens autour de ces travaux. Cet ouvrage collectif en présente une synthèse.

La concertation locale : scène et acteurs
On qualifie parfois de « concertation locale » ce qui ne relève pas de procédures de consultation institutionnelles comme les débats publics. Mais ces pratiques qui concernent l’espace public sont loin d’être « micro-locales » et peuvent porter sur des territoires très vastes. Elles peuvent être le fait d’initiatives d’acteurs locaux, public et/ou privés, et peuvent dans d’autres cas être impulsées par les institutions. Jean-Eudes Beuret définit la concertation locale comme un processus de construction collective, qui commence par la construction de la question posée et qui va jusqu’à la construction de constats et d’objectifs, parfois de projets. Elle passe également par la construction de la légitimité des participants à s’exprimer sur le sujet et par la construction de catégories de participants (par exemple : les agriculteurs, les riverains…) : ces deux derniers processus sont évolutifs car perpétuellement questionnés par les acteurs eux-mêmes. Ces concertations sont des forums hybrides : forums car il s’agit d’espaces ouverts de discussion sur des choix collectifs, hybrides car leur composition est hétérogène, faite d’élus, d’experts, de représentants de collectifs, d’individus…

A partir d’un échantillon de douze cas, J.E. Beuret s’intéresse aux « itinéraires » de concertation, c’est-à-dire aux cheminements de ces processus vus comme porteurs d’innovation sociale, depuis l’événement initial jusqu’aux ramifications diverses et à leurs débouchés. L’accompagnement de ces processus, par des animateurs qualifiés ou par des participants capables de prendre un peu de recul, requiert des savoir-faire méthodologiques, notamment une maîtrise de la fonction de traduction : traduction des langages visant à permettre le dialogue entre des acteurs porteurs de référentiels et de vocabulaires différents, traduction scientifique visant à rendre le réel intelligible pour tous, traduction opérationnelle et institutionnelle permettant de transformer les idées en projets et en actes.

Thomas Reverdy s’intéresse à un Schéma d’aménagement et de gestion des eaux, un des dispositifs de gestion concertée les plus aboutis en matière d’environnement. Dans l’Isère, la logique des institutions d’Etat (Agence de l’eau et Direction régionale de l’environnement) est celle de la mise en place d’une planification pilotée par l’Etat. Celle des collectivités territoriales vise à susciter des projets mobilisateurs. Les deux logiques s’opposent assez radicalement. La première est une logique planificatrice visant à déboucher sur un schéma cohérent et des règles formalisées, ce qui passe par des inventaires systématiques et une acquisition de connaissances centralisées par les institutions publiques, même si elle peut associer des acteurs diversifiés et promouvoir leur mise en réseau. La seconde logique est celle, managériale, de projets visant en priorité à résoudre les conflits d’usage et à répondre aux attentes locales, notamment celles des élus. Elle est basée sur une mobilisation des acteurs et une production de connaissances orientée vers l’action. Ces deux logiques ont des implications différentes sur les modalités d’action et sur l’expertise. Elles montrent que les institutions impliquées dans ce type de démarche – dans ce cas, l’Etat et les collectivités locales – peuvent avoir des attentes très différentes et concevoir différemment la mobilisation des acteurs et des experts dans un dispositif de concertation.

Comment les élus locaux se positionnent-ils dans les processus de concertation ? Vincent Baggioni, Etienne Ballan et Jean-François Duch ont mené une enquête auprès d’une soixantaine d’entre eux et proposent une typologie basée sur cinq figures archétypiques :

Le démocrate croit aux vertus de la participation, qu’il considère comme une bonne conduite politique et dont il attend un bénéfice en terme électoral. Elle permet d’équilibrer les rapports de force, d’améliorer substantiellement les projets, de rapprocher élus et citoyens et de renforcer la légitimité des décisions.
Le rigide rejette la concertation qu’il réduit souvent – lorsqu’elle est obligatoire – à une simple information, car il la juge inutile du fait des rapports de proximité qu’il noue avec la population et illégitime car il fonde sa propre autorité dans les processus électoraux. Pour autant, il ne boude pas la concertation : il tente au contraire d’occuper le terrain.
Le stratège utilise, voire instrumentalise la concertation comme outil de l’action politique, la prépare avec soin mais marque une certaine distance avec elle, par exemple en délégitimant certains participants ou en privilégiant les rapports bilatéraux avec d’autres. Pour lui, les espaces publics sont des espaces de représentation mais pas de délibération.
Le légaliste, qui se considère comme intermédiaire entre l’Etat et la population, est mal à l’aise dans les concertations. Déboussolé par la méfiance croissante des services de l’Etat vis-à-vis des élus, il cherche de nouvelles lignes directrices, mais reste fidèle dans l’application des décisions prises. Il s’y investit peu dans la concertation, écoute la population mais évite de prendre son parti.
Enfin, le traducteur se considère comme un négociateur avec l’Etat au service de la population. Porteur de l’identité de son territoire, il tente de rendre inutile la concertation qui remettrait en cause son rôle de passeur, tirant sa légitimité de sa connaissance du terrain. Il peut aller jusqu’à la manipuler en suscitant la création d’associations.
Seule la figure du démocrate, surtout présente chez les jeunes élus, est susceptible de dynamiser et donner un réel contenu à la concertation. Encore faut-il que celle-ci, sous l’effet de déceptions éventuelles, n’évolue vers la figure du stratège.

La concertation transforme-t-elle les débats et les projets ?
Pour Laurent Mermet, la concertation offre des occasions de négociation c’est-à-dire, non pas de grands marchandages ou de petits arrangements, mais de recherches collectives et itératives pour dépasser les désaccords et déboucher sur des solutions acceptables pour tous les participants. En France, dans le domaine de l’environnement qui traite souvent de la gestion de biens collectifs, la négociation est fréquente, parfois explicite, parfois tacite (sous couvert d’études techniques, par exemple) et elle se manifeste à diverses échelles de façon complémentaire au sein d’une même scène de dialogue, dépassent généralement le cadre des espaces « officiels » comme les comités de pilotages créés à cet effet. Jouant en même temps sur l’affrontement et la coopération, les protagonistes se maintiennent dans une tension difficile. Le cas d’un projet de barrage dont la négociation a conduit à un échec montre que les difficultés ne résident pas toujours dans la méthode mais dans des oppositions sur la substance du projet ou dans des conflits de pouvoir. Car toute négociation n’est pas « gagnant-gagnant » : certains peuvent perdre lorsque d’autres gagnent, ce qui est souvent éludé. Contrairement à ce que prétendent nombre d’analystes qui focalisent leurs observations sur la qualité des processus mis en œuvre, les questions du « fond » et du pouvoir restent donc essentielles. Un projet négocié doit donc être négociable, c’est-à-dire que chacun doit avoir plus à gagner qu’à perdre en s’engageant dans le dialogue.

Jean-Michel Fourniau estime que le débat public (au sens ou l’entend la Commission nationale du débat public) constitue un exercice de véritable délibération, c’est-à-dire de recherche collective d’un intérêt commun, et non pas seulement la mise en scène d’une confrontation d’arguments ni une procédure de consultation. Pour lui, les effets d’un processus de concertation ne se jugent pas seulement au regard de ses impacts sur le projet initial, mais également dans l’apprentissage individuel et collectif, la « constitution de partenaires », la construction de liens de confiance, une dynamique de reconnaissance mutuelle des participants et de leurs différences de valeur, etc. C’est la création d’une intelligence collective locale, qui doit être réinvestie dans l’action pour perdurer et contribuer à créer une « communauté locale débattante ».

Les processus de concertation ont-il des effets sensibles sur l’environnement ? Denis Salles et Didier Busca, à travers l’examen des étapes de mise en place du Programme de maîtrise des pollutions d’origine agricole (PMPOA), montrent que les négociations entre administration et profession agricole ont abouti à diminuer l’efficacité environnementale [au moins potentielle] du programme, au profit des stratégies des éleveurs. Sylvie Kergreis, Alain Somat et Benoît Testé ont analysé des concertations autour du bocage en Bretagne, impliquant acteurs du monde agricole, élus et naturalistes, notamment autour des enjeux de prévention des pollutions de l’eau. Ils considèrent de la même façon que, dans trois cas étudiés, la concertation n’a pas produit de plus-value notable pour l’environnement, les logiques agricoles finissant par s’imposer. Dans un autre contexte, Yann Laurens et Isabelle Dubien arrivent à une conclusion contraire. S’intéressant à des projets de réalisation de lignes électriques lors de concertations entre EDF, les populations et les collectivités riveraines, ils observent que ces projets ont été profondément révisés et leurs impacts environnementaux sensiblement limités.

Cette note de lecture n’intègre pas toutes les contributions de cet ouvrage.
Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.

Note de lecture : Pierre-Yves GUIHENEUF

Année de publication :2007

Auteur :Ouvrage collectif sous la direction de Martine Revel, Cécile Blatrix, Loïc Blondiaux, Jean-Michel Fourniau, Bertrand Hériard Dubreuil et Rémi Lefebvre

Editeur :La Découverte

A l’heure où le débat politique, national et international, ne cesse de prôner la concertation et la participation, cet ouvrage, produit à l’issue d’un colloque qui s’est tenu en 2006, s’intéresse à l’une de ses modalités particulières, le débat public. Il faut entendre cette expression dans le sens précis que lui donne la loi Barnier de 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, puis la loi sur la démocratie de proximité de 2002, c’est-à-dire le sens d’un débat ouvert aux citoyens, codifié et organisé par une autorité indépendante et portant sur des grands projets d’aménagements ayant un fort enjeu socio-économique ou un fort impact sur l’environnement. Ce débat se déroule sous la forme de réunions publiques, de forums internet ou d’autres modalités, sous l’égide d’une institution spécialement chargée de son organisation. Cet ouvrage s’intéresse d’abord à cette institution, puis aux manifestations du débat lui-même et à la mesure de ses effets.

La CNDP, ou l’institutionnalisation du débat public
En 1995, après deux décennies de conflits portant sur l’environnement, et constatant les insuffisances de la procédure d’enquête publique, la France s’inspire d’une expérience québécoise pour faire le choix d’institutionnaliser la participation citoyenne à l’échelle nationale. La Commission nationale du débat public (CNDP), autorité administrative indépendante, constitue une innovation institutionnelle et quasiment une exception française. Son statut d’autorité indépendante permet de distinguer le rôle du porteur du projet (assumé par le maître d’ouvrage) et celui de pilote des débats (endossé par la CNDP), ce dernier devant se tenir à équidistance du premier et du public en introduisant la notion de « garant » du débat public. La CNDP est en effet soucieuse de la réussite du débat et non de celle du projet. Pour cela, elle a défini un corps de principes et de moyens, une doctrine explicitée dans les « Cahiers méthodologiques » qu’elle édite depuis 2004. On peut s’attendre, dans un pays centralisé comme la France, à ce que ces orientations venues d’en haut influencent les modalités de la participation dans d’autres secteurs et que la CNDP s’affirme comme l’un des acteurs – parmi d’autres sans doute – de la codification de la participation citoyenne.

Comment la CNDP conçoit-elle le débat public ? Principalement comme une délibération au sens du philosophe allemand Habermas, c’est-à-dire un échange rationnel d’arguments, entre des participants désireux d’aller vers une intercompréhension mutuelle et de définir une ligne d’action commune, en dehors de tout rapport de domination et de tout comportement stratégique caché. C’est cet idéal que la CNDP tente d’approcher à travers le principe d’équivalence des points de vue, de transparence de l’information ou d’impératif d’argumentation.

Ces principes se traduisent concrètement par l’animation et la modération des débats lors des réunions publiques et des ateliers de travail, des forums internet, de la diffusion d’informations et du recueil d’avis sous diverses formes. Ces moyens sont mis en œuvre pendant une durée courte, généralement de quatre mois. Les modalités évoluent avec le temps, notamment en profitant du développement des outils internet, et peuvent varier en fonction de la technicité du sujet, de l’étendue du périmètre géographique et des caractéristiques du contexte local, notamment du caractère conflictuel ou non du projet.

Dans la réalité des débats, l’idéal de la délibération n’est pas toujours atteint, certains débats étant contraints par des éléments non négociables du projet, des inégalités d’information, des enjeux politiques non explicites, des rapports de domination qui s’exercent notamment quand les rationalités technico-administratives s’imposent, etc. On est souvent loin de l’égalité souhaitée des citoyens : les élus en particulier conservent un accès privilégié aux échanges, ainsi que les acteurs organisés comme les associations ou les organisations professionnelles. Loin de s’engager sincèrement dans un échange « sur le fond », nombre de participants font de la représentation, jouent le rôle que l’on attend d’eux et ne font que rarement évoluer leur point de vue. Malgré ces limites, l’organisation de débats publics sur des sujets d’intérêt général contribue à expliciter les controverses, canaliser les échanges et rendre plus transparente la décision publique.

Des questions de légitimité
Qu’est-ce qui fait qu’une institution comme la CNDP est en mesure d’imposer ses principes en matière d’organisation du débat ? Son statut d’institution publique y concourt largement, mais cela n’est pas suffisant. Elle doit également bénéficier d’une certaine reconnaissance et celle-ci s’acquiert sur le terrain, ce qui suppose que les débats puissent répondre aux attentes des participants, donc s’adapter aux spécificités du contexte et aux évolutions des demandes.

Chaque débat est en effet l’occasion d’un questionnement sur la légitimité du processus, qui n’est donc jamais définitivement acquise. Cette fragilité constitue aussi la force démocratique de l’institution, qui est légitimée non seulement par les conditions de sa création par les pouvoirs publics mais qui est également consolidée, au fil du temps, par les participants eux-mêmes. Quels critères mettent ceux-ci en avant pour la juger ? Principalement l’impartialité du processus (et donc l’indépendance des CPDP, Commissions particulières du débat public mises en place par la CNDP pour organiser et animer chaque débat) et les effets du débat sur le processus décisionnel. La capacité du débat public à offrir de réelles marges de négociation, à infléchir la décision, à garantir la transparence des échanges, à assurer l’accès de tous à la parole, sont des critères décisifs. Le débat doit donc faire constamment la preuve de son utilité en répondant à des critères d’équité et d’efficacité.

Le débat public n’a qu’un rôle consultatif. Il n’a pas d’effet contraignant sur la décision et, de ce fait et du fait des délais du processus décisionnel, il entretient parfois avec elle un rapport un peu lointain. Les élus sont mis en demeure d’écouter les citoyens et les experts mais restent les véritables décideurs. De leur côté, les citoyens sont invités à exprimer leur point de vue mais sont dessaisis de tout pouvoir de contrôle sur la décision finale. Cependant, la plus-value démocratique du débat public ne se limite pas à cela. Elle intervient non seulement sur le temps court de la décision mais également sur le temps long de l’évolution de la perception des problèmes, de la transformation des rapports sociaux, de la légitimation des règles et des normes.

Le débat public : un processus en prise sur des évolutions longues
La mise en scène que constitue un débat public, avec ses règles d’équivalence des points de vue ou d’impératif de l’argumentation, avec son intention d’explorer le fond des controverses parfois au moyen de contre-expertises, avec la posture d’indépendance des CPDP vis-à-vis des représentants de l’Etat ou des collectivités, créé des configurations inédites auxquelles les acteurs doivent d’adapter. Les élus, en premier lieu, y sont souvent mal à l’aise, questionnés dans leur statut de représentants et donc fréquemment enclins à critiquer en retour le dispositif. Ils ne renoncent nullement à leur statut et cherchent parfois à instrumentaliser les échanges, ce à quoi doivent résister les CPDP. Beaucoup d’entre eux voient dans le débat public une formalité, voire une « épreuve » de laquelle ils ressortent vainqueurs si leurs arguments demeurent intacts. On est donc loin de l’idéal de la délibération, qui met en avant la capacité d’écoute de chacun, d’itérations successives et de transformation des points de vue. Dans les faits, le débat sert souvent à rendre publiques des positions préalablement existantes, parfois à les rigidifier.

Les experts, en second lieu, sont fréquemment sollicités pour éclairer des controverses techniques ou économiques mais dans quelle mesure est-il possible de le faire au cours de réunions publiques de quelques heures réunissant jusqu’à des centaines de personnes ? Cela amène parfois les CPDP à organiser des ateliers restreints pour traiter de points spécifiques, au risque de remettre ainsi en cause le caractère démocratique du processus. Enfin, comment défendre le principe d’égalité des points de vue sans donner aux participants les mêmes capacités d’information et d’expérimentation que ceux dont bénéficient l’Etat et les maîtres d’ouvrage ? Est-ce matériellement possible dans le court temps du débat? C’est la question de la réalité de la contre-expertise qui est ainsi posée.

Troisièmement, les maîtres d’ouvrage. Contraints de jouer le jeu du débat, ils ont souvent été amenés à développer en retour des compétences particulières en matière de concertation ou de préparation des projets. L’intégration du débat dans les pratiques professionnelles peut conduire à des stratégies de résistance mais aussi à des transformations profondes du projet : analyses d’impact plus étayées et plus précises, prise en compte plus globale des effets sociaux-économiques et environnementaux du projet, etc. Les intérêts des différents acteurs sont mieux anticipés et des discussions préalables peuvent s’établir pour désamorcer les possibles sujets de conflits en traitant précocement les problèmes et en recherchant des compromis. Pour Réseau Ferré de France, par exemple, le débat public stimule la réflexion collective interne à l’entreprise ainsi que les relations entre celle-ci et ses interlocuteurs. Le débat oblige également de nombreux protagonistes à se positionner, y compris l’entreprise, et participe à la reconfiguration du jeu des acteurs.

Enfin, quatrièmement, le public. Chaque débat « construit » sont propre public en mobilisant des outils particuliers qui vont rendre plus ou moins facile la participation de chacun et en définissant un périmètre de mobilisation. Ces choix sont évidemment hautement stratégiques. Les modalités de conduite du débat elles-mêmes agissent sur la nature du public participant : les personnes sont-elles là en tant que citoyens ou riverains ? Représentants de groupes organisés ou individus ? Profanes ou avertis ? La reconnaissance pratique de l’expression renvoie à la question du public légitime en démocratie. Dans la réalité des faits, plusieurs observations mettent en évidence la participation marginale du « simple citoyen », face aux élus et aux représentants d’organisations collectives, rompus à ce type d’exercice. A terme, la procédure du débat public interroge plus largement l’évolution des formes de mobilisation. Autrement dit, l’institutionnalisation de la participation dans des dispositifs comme ceux du débat public modifie-t-elle les stratégies des acteurs associatifs en dehors des débats eux-mêmes (par exemple, la nature et l’intensité de leurs actions de contestation, la constitution d’alliances, la construction des argumentaires, etc.) et si oui, dans quel sens ? Permet-elle à des spectateurs de monter sur la scène et de jouer un rôle plus actif ? Permet-elle à certains acteurs de la société de se constituer en interlocuteurs face aux pouvoirs publics ? Plusieurs observations semblent montrer que se sont là des effets possibles du débat public, mais ce sont loin d’être les seuls.

Les effets du débat public
Indéniablement, le débat public est une scène théâtrale où les acteurs jouent des rôles. Mais ce n’est pas seulement cela. C’est aussi un processus d’échange d’information, de construction d’interlocuteurs, de mise en place de procédures, d’apprentissage… Malgré ses limites, le débat public a de nombreux effets, même si ceux-ci doivent être jugés à leur juste mesure dans le long processus d’élaboration d’un projet, fait d’innombrables échanges formels et informels. On peut noter par exemple l’émergence d’acteurs collectifs, plutôt associatifs, qui peuvent y trouver les moyens de construire leur propre légitimité. On peut noter la diffusion d’informations, la mise en place de contre-expertises et la plus grande transparence des choix publics. On peut également noter la construction d’une « culture du débat », faite par exemple d’argumentation et de transparence, mais aussi d’inclusion d’acteurs non spécialistes, dans des échanges qui perdurent ensuite localement. On peut noter enfin l’anticipation des maîtres d’ouvrage qui les conduit à améliorer leurs études, à adopter une vision plus globale des impacts et à mieux anticiper les critiques à leur projet. La liste n’est pas close : le débat a des utilités multiples, même si elles peuvent apparaître contradictoires, qui font tout son intérêt.

Aussi ambitieux que soit le dispositif mis en place par la CNDP, il ne représente qu’une petite partie de l’ensemble des débats publics qui agitent en permanence la vie d’un pays. En effet, si le débat public présente la figure d’échanges policés, encadrés et institutionnalisés, il existe un grand nombre de débats plus ou moins spontanés, en tous cas non institués par la puissance publique, qui se manifestent par le biais de protestations, blogs, controverses médiatiques, prises de parole diverses, etc. Aux côtés des débats «d’élevage», il existe donc des débats «sauvages» et l’histoire de la CNDP montre d’ailleurs que les premiers ont pu être mis en place grâce aux seconds. Mais faut-il «élever» le débat ? Il n’y a pas de réponse définitive à cette question : les faits montrent que l’intervention de l’institution peut, selon les cas, avoir pour but de domestiquer les protestations pour mieux les canaliser, mais peut aussi créer de nouveaux espaces d’échanges ouverts au plus grand nombre et renforcer la participation. Quoi qu’il en soit, le caractère officiel de la procédure n’est pas anodin dès lors qu’il s’agit de décision publique. L’institutionnalisation du débat est en effet «une formidable machine – un peu risquée certes mais au rendement exceptionnel – à fabriquer de la légitimité» (Laurent Mermet, p. 374).

Les fiches de lecture de Comédie revendiquent la subjectivité du rédacteur et n’engagent que lui.
Noté rédigée par Pierre-Yves Guihéneuf.