Camille Bedock, chargée de recherche CNRS, chercheuse à Sciences Po Bordeaux et Christophe Beurois, membre du CA de l’ICPC
Cette conversation entre s’est déroulée le 30 avril de 13 h à 14 h
Comprendre la relation des citoyens à la politique
Cette deuxième « Conversation entre » Comprendre la relation des citoyens à la politique s’est tenue le 30 avril de 13h à 14h, entre Camille Bedock et Christophe Beurois. Organisée dans le cadre du chantier « Ambitions pour la participation pour 2026 », cette heure de discussion a permis un dialogue entre un praticienne et une chercheuse. Elle a été animée par Sylvie Barnezet, déléguée générale de l’ICPC.
Christophe Beurois est un praticien de longue date de la participation et lie notamment les questions environnementales et participatives. Il est membre du conseil d’administration de l’ICPC. Lors de ce temps, il a exposé les valeurs qui l’animent, ses tentatives, ses espérances, les défis et les difficultés qu’il rencontre aujourd’hui dans sa pratique.
Camille Bedock est chercheuse à Science Po Bordeaux et chargée de recherche au CNRS. Elle a présenté son travail consistant à interroger les demandes politiques des citoyens. Et révèle que qu’un certain nombre sont en demande d’une politique différente de celle que les institutions et que notre démocratie représentative proposent aujourd’hui.
Sylvie Barnezet : Comment comprendre le besoin de démocratie et de relation à la politique des citoyens ? Comment les praticiens de la participation peuvent-ils proposer des cadres ouverts, délibératifs, renforçant le pouvoir d’agir des citoyens ?
Dans un contexte de tensions, parfois d’envie de renverser le système, comment ne pas aller vers une radicalisation qui ne permettrait pas aux nuances de s’exprimer ?
Notre démocratie, nos institutions peuvent-elles être support des transitions nécessaires ?
Dans un pays dans lequel les gens ne se sentent pas ou mal représentés, comment penser une répartition plus large du pouvoir, comment accompagner les praticiennes et praticiens qui connaissent les limites du système actuel, dans leurs propositions d’espaces de débat, pour qu’ils soient des outils de transformation sociale, pour faire monter en capacitation les gens ; comment développer partout, à tous les niveaux, des espaces de dialogue politique ?
Christophe Beurois: Je suis un praticien de la concertation, du débat public depuis 25 ans dans le cadre de la société coopérative Médiation Environnement. Nous venions au départ d’ONG environnementales, avec le souhait de mettre de la démocratie dans nos actions, de discuter avant de passer aux actions. Nous avions une insatisfaction profonde, dans les années 2000, sur la façon dont les questions environnementales étaient travaillées dans le champ du débat public. Et nous avons tenté de poser une organisation sociale du travail qui nous semblait en cohérence avec l’objet sur lequel on travaillait.
Qu’est-ce que cela nous a montré sur le temps long ?
Dans les années 2000, c’était un champ qui n’existait pas. Les organisations publiques ne savaient pas comment financer ou organiser le travail. C’était sur un champ vraiment en devenir. En 25 ans, il s’est structuré, il dispose aujourd’hui de sa propre ingénierie, de ses formations, ses reconnaissances métiers, des services structurés dans les collectivités.
Cette structuration est allée assez vite et a intégré de nombreux d’acteurs dont des objectifs pas forcement les nôtres au départ. De notre côté, nous avons toujours considéré que notre rôle était de travailler avec le territoire, avec la communauté dans l’esprit – qu’on oublie un peu vite – du droit à la participation. En effet, la participation n’est pas quelque chose qui est désincarné, c’est un droit.
Ça ne viendrait à personne l’idée de discuter d’autres droits fondamentaux, alors que celui-là peut être remis en question…
Est-ce que cette fonction particulière qui est la nôtre, est-ce que c’est un travail comme un autre ? C’est inscrit dans le champ marchand, qui demande des compétences, qui demande des postures particulières, des positionnements sociaux particuliers. Mais nous sommes intimement convaincus que ce n’est pas un travail comme un autre.
Quel est le mot le plus simple pour définir la participation ?
On peut dire la démocratie, le dialogue local, on l’appelle comme on veut, mais cet exercice particulier de se tourner vers les gens pour leur dire, montez avec nous, on va essayer de faire des choses ensemble : c’est une promesse. Dès qu’on fait autre chose qu’une promesse, on trahit le mandat.. Le corps social a forcément une dimension organique qu’on oublie assez souvent, qui peut avoir de la fièvre, tomber malade, avoir des pannes… Cette promesse de faire ensemble va permettre d’aller plus loin, de faire bouger les lignes, : cette promesse-là, c’est ça, la participation.
Mais pour que cela fonctionne, il faut quelques conditions. Il faut que ça produise de l’effet, que ça serve à quelque chose.
Comment décide-t-on ensemble d’une façon éclairée ?
Cette question de la délibération éclairée est notre boussole et notre difficulté. Elle n’est pas simplement compliquée à aller chercher avec des groupes qui sont parfois antagonistes, avec de la tension sociale, etc… Elle est aussi totalement démonétisée dans notre espace public politique. Nos espaces de représentation politique ont en dehors de la délibération.
En termes de participation, vous portez un principe d’intelligence collective qui renforce la capacité d’accords démocratiques.
Ce constat de panne du système actuel était un des moteurs de notre structuration voici 25 ans, cette panne est toujours présente, et c’est encore pire.
Pour autant, je suis plutôt optimiste. La raison principale est liée à l’objet puissant dans l’espace public qui est celui des transitions. Une transition est un mouvement. On part d’un endroit et on va à un autre endroit, la transition est le chemin qu’on fait. La condition du mouvement est le déséquilibre. Il ne faut pas croire qu’on va pouvoir faire mouvement collectif sans se mettre en déséquilibre. Et c’est la coopération qui va nous faire tenir dans le déséquilibre.
La coopération est différente de la solidarité : tu es solidaire avec ton semblable, tu coopères avec ton différent. On ne pourra pas travailler autrement qu’en coopération pour assurer la transition.
La deuxième raison est celle des contraintes. Notre modèle démocratique ne marche pas, est un peu déceptif, ne produit pas les effets nécessaires. Je pense que le modèle ne peut pas produire autre chose que ce qui l’alimente. Vous pouvez avoir un bon outil, mais s’il est alimenté avec des idées nauséabondes, ce qui va en sortir sera nauséabond. La pression environnementale et climatique, ajouté à celle du Sud vont pousser de plus en plus fort… Cela nous obligera à reconfigurer la démocratie. On ne pourra plus faire semblant, comme si tout allait bien et qu’on pouvait continuer de prendre l’avion pour les week-ends…. Certains demeurent réfractaires, mais ceux qui sont au bord du chemin, je pense qu’on va les récupérer.
Je termine en citant Richard Sennett, un sociologue américain qui travaille sur le changement, en évitant les communautarismes trop violents, à travers la coopération et le “faire”. Avec l’idée de se mettre en mouvement. Il développe un concept qui s’appelle « l’intelligence de la main ». En passant de l’orchestre symphonique, avec le chef à baguette, à l’orchestre de jazz dans lequel tout le monde contribue. Il nous faut quitter le vertical et se transformer en orchestre de jazz.
Camille Bedock : Je pars d’une attente assez largement partagée dans le cas français, d’un sentiment de mauvaise représentation et de ne pas être suffisamment acteur de sa démocratie.
En m’appuyant à la fois sur de grandes enquêtes et sur des entretiens qualitatifs.
Je souhaite tout d’abord montrer qu’il existe un lien entre le soutien à la rénovation des institutions démocratiques, c’est-à-dire le changement par rapport aux institutions actuelles et le fait d’être un perdant de la démocratie représentative, c’est-à-dire, le fait d’avoir, pour différentes raisons, le sentiment de ne pas être écouté dans le système actuel.
Je vais, ensuite, essayer de présenter la diversité des attentes des citoyens envers leur système politique, de manière qualitative, un peu idéale, pour montrer les grands pôles d’oppositions et de quelle manière on pourrait comprendre les différentes attentes et donc peut-être agir dessus.
Premièrement lorsqu’on est insatisfait du fonctionnement de son système politique, de la manière dont la démocratie fonctionne, on est ouvert à toute une série de manières de bouleverser le statut constitutionnel. Ça peut être des innovations démocratiques participatives, la rénovation de la démocratie représentative, la représentation proportionnelle, les référendums d’initiatives citoyennes, le tirage au sort et les assemblées délibératives : toutes sortes de choses qui modifient les institutions pour les rendre plus inclusives, plus ouvertes à d’autres acteurs et aux citoyens.
Ce sont des personnes qui votent pour un parti qui est jamais au pouvoir, c’est le fait d’être mal représenté d’un point de vue descriptif, notamment pour les gens qui appartiennent à certaines catégories sociales qui sont quasiment absentes du Parlement, les pauvres, les peu diplômés, les ouvriers, les employés, etc. L’autre raison est le fait d’avoir des préférences qui sont éloignées de celles des personnes actuellement au gouvernement, donc d’avoir des idées politiques assez éloignées de celles des décideurs.
Quand on interroge les Français sur les principaux problèmes qu’ils identifient dans leur système actuel, il y a une grosse insatisfaction vis-à-vis de la classe politique, qui est considérée comme n’étant pas à la hauteur, trop soumise aux intérêts particuliers.
Et les gens identifient aussi le manque d’écoute.
On soutient donc davantage toutes sortes de réformes institutionnelles quand on est insatisfait, mais ce n’est forcément lié au fait qu’on croit dans les vertus de la participation et de la délibération, mais dans le souhait d’être acteur dans un système dans lequel actuellement on ne l’est pas, avec une classe politique jugée insuffisante, inadaptée, incompétente, etc.
Cela veut dire, pour moi, que les innovations démocratiques de toutes sortes ne pourront pas être un instrument de renouveau démocratique pour les citoyens, notamment pour les plus désenchantés, s’ils n’ont pas en même temps le sentiment d’avoir vraiment regagné une influence sur le processus politique.
Cela veut dire pour les élus de se débarrasser d’une partie de leur pouvoir pour vraiment le redonner aux citoyens. Et cela implique aussi toute une série de réformes comme la proportionnelle. Et des formes de participation accolées à de la décision, pourraient avoir un effet positif sur les attentes des citoyens français.
Ensuite, pour essayer de dessiner les différentes aspirations, j’ai essayé de comprendre les grandes attentes des citoyens dans leur système politique. J’en ai dessiné quatre.
A noter que pour l’ensemble des citoyens, la représentation politique est indépassable, même s’ils peuvent être critiques du fonctionnement actuel. Il n’y a pas forcément une prétention à l’autogouvernement chez les Français. En revanche, il y a des visions très différentes de ce qu’est qu’une bonne représentation. On ne veut pas dépasser la représentation politique, on ne veut pas se débarrasser des élus, mais on veut des élus qui peuvent s’incarner de manière totalement différente de celle qui existe actuellement.
La première aspiration : on confie à un élu jugé plus compétent que soi, la décision. La décision doit être prise de manière rapide, efficace, dans une logique assez technocratique, avec l’idée qu’il y a une bonne décision qui doit être prise. C’est une vision notamment prégnante chez les personnes intéressées par la politique, qui soutiennent des partis de gouvernement, qui ont plutôt des caractéristiques sociales favorisées et qui limitent leur participation et leur conception de la participation au vote.
Ensuite, la deuxième, c’est l’aspiration à la participation. Cette aspiration est notamment pensée, pas forcément dans les termes de délibération, mais avec l’idée que tous les citoyens doivent devenir acteurs. L’élection étant juste un moment parmi d’autres de la participation. Ici les citoyens doivent s’intégrer à la décision politique dans toutes les sphères de leur vie, au travail, dans les assemblées citoyennes, dans les associations, faire des choses, agir, et notamment au niveau local.
Les citoyens qui soutiennent notamment cette vision-là ont une participation politique très intense.
Dans la troisième, il y a une aspiration au contrôle qui est caractéristique de citoyens plutôt issus des classes populaires, ayant une position économique, sociale assez subordonnée, qui n’ont pas un grand intérêt pour la politique, et qui sont assez défiants. Leur volonté est avant tout de pouvoir contrôler les élus, et notamment de pouvoir les renvoyer quand ils agissent mal, de les priver de ce qui est perçu comme tout leur privilège induit. Cela concerne leurs salaires, les privilèges associés à leurs fonctions, le fait de pouvoir se représenter… Avec l’idée que le bon élu c’est un porte-parole du peuple, avec l’idée aussi qu’il y aurait une volonté un peu monolithique du peuple.
Et enfin, la dernière, plus marginale, est retrouvée chez des jeunes diplômés qui ont une vision assez défiante du politique, souhaitent que la politique incarne plus la diversité des expériences des citoyens pour pouvoir s’identifier à des élus qui leur ressemblent vraiment. C’est peut-être eux qui sont le plus dans une vision délibérative, parce qu’il y a vraiment l’idée que la diversité des expériences va nourrir une forme d’intelligence collective.
On peut regarder de quelle manière ces attentes se traduisent en termes d’attentes institutionnelles. On a testé toute une série de réformes pour identifier lesquelles étaient les plus plébiscitées. Et nous avons noté un décalage avec les élus, qui peut être important.
La première est la question du casier judiciaire. C’est aussi la question des privilèges des élus, l’idée qu’ils doivent être payés au salaire moyen, et ne doivent pas pouvoir exercer leur fonction de manière indéfinie. Ensuite, il y a des attentes liées à la participation, le référendum d’initiative citoyenne ou la révocation, plutôt liées à la démocratie directe.
Les élus ont une vision différente, ils sont par exemple assez hostiles à trois réformes : la révocation, la limitation à deux mandats et le tirage au sort. Ce qui montre qu’ils seraient hostiles à des mécanismes permettant aux personnes de les contrôler davantage et répartissant davantage le pouvoir entre les élus et les citoyens.
On voit donc un décalage important entre les aspirations démocratiques de la majorité des citoyens, notamment ceux défavorisés socialement et politiquement, qui sont défiants, et celles des élus.
Des innovations démocratiques pourraient avoir un effet sur ces perceptions, notamment celles donnant un pouvoir d’influence aux citoyens sur le processus politique, ce qui revient à disqualifier aussi les processus de participation consultatifs, domestiqués, où les élus gardent la mainmise sur le processus. Mais justement les innovations démocratiques qui pourraient avoir le plus d’effets sont aussi celles qui sont les plus rejetées par les élus.
Sylvie Barnezet : Je veux bien poser une question à Christophe Beurois : comment vit-on ce décalage sur le terrain ? Ce décalage entre ces attentes, qui ne sont pas forcément formulées, mais qui existent, et la promesse et l’ambition de délibération et de coopération.
Christophe Beurois : Je pense que la promesse doit aller avec l’humilité. C’est un engagement à aller aussi loin qu’on peut, en fonction de ce qu’on est capable collectivement de porter.
La deuxième difficulté, est : comment faire pour monter en connaissance. Pour moi, laprincipale faiblesse du système dans lequel nous sommes aujourd’hui, est qu’il permet de prendre une décision en dehors de la connaissance. Cela m’horrifie, notamment sur la question climatique. C’est impressionnant ce déphasage et cette irruption de la méconnaissance stratégique dans l’espace de décision.
Intervention d’une auditrice : j’ai travaillé en tant que chargée du contrat de transition écologique pour des communautés de communes ; je me suis aperçue que la prise de décision était très tribale, c’c’était généralement le président qui, dans l’informel, allait chercher des soutiens, il obtenait un accord de principe. Et lors du vote, l’instance de débat devient juste une instance où ces personnes par loyauté vont voter pour ce qu’a demandé le président, et donc à aucun moment il n’y aura du débat, de la réflexion, une vision, un questionnement. C’est un fonctionnement très tribal, on suit le chef, et si jamais on ose questionner, ça veut dire qu’on remet en question son autorité, et donc on n’est plus loyal. Cette façon de prendre la décision est très répandue dans les collectivités.
Pour moi, le vrai sujet, c’est la question du temps. Est-ce qu’il faudra attendre que les gens soient dans la rue et meurent de famine ou d’autres maladies pour arrêter ? Concernant certains modèles économiques, où est-ce qu’on arrivera à anticiper et à s’adapter ? Ce basculement, selon le temps qu’il va prendre, va créer plus ou moins de violence.
Camille Bedock : En France par rapport à d’autres pays, nous avons des institutions extrêmement personnalisées. On voit l’obsession présidentielle en ce moment, mais on retrouve cela à des échelles plus petites, avec des querelles de personnes qui vont se substituer à des approches collectives. Nous n’avons pas beaucoup d’institutions qui servent à canaliser les intérêts, à débattre, à former les gens, à les éduquer aussi politiquement. Bien sûr, il y a des associations, mais je pense aussi aux partis, aux syndicats, à toutes les organisations politiques, les collectifs citoyens. Même les forces les plus importantes du pays sont extrêmement peu ancrées dans le territoire.
Prenons l’exemple du congrès du Parti écologiste, qui compte 16 000 membres, qui étaient appelés à voter, 8000 se sont prononcés. En Allemagne, ils sont 160 000. Autre exemple, il y aurait environ 20 000 socialistes qui vont voter lors de leur congrès. En Allemagne, ils sont 350 000 au SPD. Je pense que le manque de structure pour former les gens, pour qu’ils s’engagent, pour qu’ils réfléchissent, pour qu’ils débattent explique aussi la raison du désemparèrent.
Je pense que faciliter l’engagement très tôt, très jeune, avec de vraies formes d’engagement collectif, peut nous permettre d’avancer.
Comment créer les conditions pour qu’il y ait un engagement collectif beaucoup plus massif dans la communauté en France ?
Christophe Beurois : nous avons passé notre temps à faire de l’innovation, à essayer de produire le pas de côté.
Notre modèle démocratique actuel étouffe. Les partis politiques sont un étouffoir d’intelligence. La seule chose qui peut nous sortir de l’impasse est l’innovation sociale pour la transformation sociale. Cela fait des années qu’en tant que praticiens, on développe des processus. La façon dont nous pouvons provoque ou pas de la transformation sociale devrait être notre moteur. Ce qui compte, c’est que les communautés progressent du point de vue démocratique. Un des éléments à regarder à la fin est : est-ce qu’on aura fait bouger les lignes ?