Cette conversation entre s’est déroulée le 17 avril de 13 h à 14 h

Comprendre les formes d’engagements dans une société morcelée

Cette première « Conversation Entre » s’est déroulée le 17 avril de 13h à 14h, entre Yannick Blanc et Elian Belon. Elle portait sur la thématique suivante : Comprendre les formes d’engagement dans une société morcelée.   Cette heure de discussion entre un praticien et un chercheur  alimente le « chantier Ambitions pour 2026 » de l’ICPC. Elle a été animée par Sylvie Barnezet, déléguée générale de l’ICPC.

Yannick Blanc est président de Futurible International et vice-président de la Fonda, structure de recherche pour le monde associatif. Il a notamment  piloté un travail de prospective sur les formes d’engagements dans la société. Ce travail est regroupé dans un ouvrage dont le titre est « Vers une société de l’engagement ».

Elian Belon est praticien de la participation à la ville de Paris et membre du conseil d’administration de l’ICPC.

Pour Elian Belon, l‘enjeu est de faire dialoguer engagement, démocratie et participation. La question de l’engagement n’est pas si évidente dans l’écosystème de la participation ; elle n’est pas toujours posée ainsi. Dans le Larousse, il existe différentes définitions du mot engagement. Une première définition indique que « c’est l’acte par lequel on s’engage à accomplir quelque chose », c’est assez pauvre.La deuxième définition, est celle « de prendre parti sur les problèmes politiques ou sociaux par son action et ses discours », cela devient un peu plus intéressant.La troisième, pose « un combat de courte durée et localisé », cela peut-être lié à de nouvelles formes d’engagements.

Revenons sur les mouvements altermondialistes, de la fin des années 90 et des années 2000, qui marquent de nouvelles formes de mobilisations, dans lesquelles la question démocratique est présente, avec organisations ou  des collectifs en recherche de nouvelles méthodes démocratiques de prises de décision. Ce fut par exemple le Forum social à Porto Alegre, ou les suivants, dans lesquels des formes de mobilisation souples, voire libertaires et anarchistes existaient.

Dans les années 2000, l’altermondialisme fait la jonction entre causes écologiques et économiques, avec des modalités de démocratie directe, ils travaillent l’inclusion, la recherche de consensus ; puis on repère à ce moment-là aussi, une extension à des formes de militantisme sur les questions féministes et décoloniales par exemple.

Ces nouvelles formes de militantisme influent sur le champ d’action de la démocratie participative.

Petit saut dans le temps sur la campagne du “non” au référendum de 2005, et surtout les effets de sa non prise en compte en 2007, qui ont été un marqueur et ont provoqué des réactions militantes sur la question démocratique. L’utilisation du référendum est plutôt rare, et d’ailleurs il n’y en a pas eu depuis. À la même période, dans le champ politique national, des propositions de démocratie participative, notamment portée par la candidate du Parti Socialiste, sont apparues ; cette terminologie de démocratie participative commence alors à être présente dans la campagne pour les présidentielles.

Puis jalon important au début des années 2010, avec les mouvements d’occupation des espaces publics : le mouvement des places aux Etats-Unis et les printemps arabes à Tunis ou au Caire. C’est aussi en Espagne, les Indignés à Madrid, Barcelone, suivis par Athènes, Hong Kong, etc., la démocratie devient un thème clé, la crise de la représentation devient centrale dans ces mouvements sociaux internationaux.

Ces revendications arrivent un peu plus tardivement en France, avec Nuit Debout par exemple,  la question démocratique est ajoutée aux revendications plus classiques d’égalité, de justice sociale et fiscale. Un mot sur les Gilets jaunes, l’un des mouvements principaux de ces dix dernières années. Avec la question démocratique centrale, celle du référendum d’initiative citoyenne, de la transparence de la vie publique et de la démocratie directe.

En parallèle, dans le champ politique depuis une quinzaine d’années, des partis et mouvements politiques mettent la question de la démocratisation, du fonctionnement de la démocratie au cœur de leur démarche, en parlant notamment de VIe République. Cela est rès présent dans certains courants du PS, des écologistes, du parti de gauche puis de la France Insoumise, défendant pour certains une constituante. C’est aussi le cas de collectifs hors partis.

Mais tous ces mouvements sont en échec, les revendications démocratiques restent insatisfaites. On peut noter aujourd’hui une certaine forme de « gueule de bois » pour celles et ceux qui militent sur ces questions démocratiques….

On peut dresser un parallèle avec le champ de la démocratie participative qui se constitue depuis 15-20 ans. Cette dernière s’inscrit dans une réalité sociale, nationale et internationale, et dans des revendications et des mouvements sociaux et politiques. L’Institut de la Concertation est l’un des acteurs de la cause démocratique, et les acteurs ne sont pas si nombreux que ça. Nous  considérons que la démocratie est la mère des causes, mais cela ne mobilise pas tant que ça…

Lors d’un entretien pour Décider Ensemble, Clara Heger, une politologue candidate à la présidentielle en 2022 pour son mouvement Espoir RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne), indiquait avoir contacté France Culture qui lui avait répondu que la démocratie n’était pas un sujet prioritaire pour l’élection présidentielle. C’est ce qu’on se dit au quotidien, dans nos cercles : la question démocratique n’est pas au centre des discussions, même si elle est dans l’actualité et de plus en plus tous les jours.

L’ICPC ne fait pas vraiment de plaidoyer autour de cette question. L’Institut s’axe plutôt sur ce que Loïc Blondiaux, appelle l’impératif participatif.  Ses missions, sont de mettre en réseau et d’interroger les pratiques de concertation, notamment leurs fondements théoriques, d’échanger et de débattre avec une exigence d’ouverture, et de fournir des ressources accessibles à tous. L’ICPC crée un écosystème de professionnels de la participation, d’agents, de consultants, de salariés associatifs, d’élus, etc.  Cela fait écho avec la définition du Larousse, de prendre parti sur les problèmes politiques ou sociaux, par son action et son discours : c’est ce que font les acteurs, les professionnels de la participation, tous ceux qui s’y engagent.

Ce champ s’est développé ces quinze, vingt dernières années, on peut se réjouir d’être en présence  de plus en plus de démarches, de plus en plus de processus de concertation, de participation, et donc de plus en plus d’engagements. A noter que le mot mobilisation est plus utilisé dans ce champ.

Les praticiens pensent des démarches, tentent de porter des objectifs. Cela peut se transformer en engagements de la part de celles et ceux qui participent, à différents niveaux.

Il est possible de se reporter à un article rédigé par Julien Talpin et Alice Mazeaud en 2010, qui avait observé la diversité des formes d’engagement dans les budgets participatifs. Ils ont une représentation en radar et distinguent quatre formes d’engagement.

Le premier, c’est celui du civisme. Ceux qui participent se disent : c’est important pour moi, cela fait partie de mon devoir de citoyen, il y a quelque chose qui m’est proposé, une offre par ma ville, ma région donc j’y participe.

Le deuxième, c’est celui de l’intérêt personnel, voire matériel. J’ai un intérêt à participer. J’ai une idée, je veux l’apporter, ou il y a une problématique qui est dans mon quartier qui me touche directement, je participe. Donc j’ai un intérêt personnel à participer.

Le troisième, c’est celui de l’enrichissement cognitif. C’est-à-dire pour apprendre des choses. Voire même, moi, j’ai des choses à apporter aux autres.

Et le quatrième, c’est celui de la sociabilité. Ce sont aussi des endroits où on y fait des rencontres, on élargit son cercle de sociabilité.

Ces quatre éléments de l’engagement se retrouvent aujourd’hui dans de nombreux dispositifs.

Pour poursuivre, un mot  sur ce qui se fait à la ville de Paris,. C’est bien sûr difficilement comparable avec d’autres structures.  Il est possible de catégoriser l’offre de la ville de Paris selon différents critères.

Il pourrait y avoir un critère de la recherche du type d’engagement en fonction de ce que l’on veut faire en tant que citoyen. Premièrement la ville propose des dispositifs pour décider. Par exemple pour le budget participatif, les citoyens sont en capacité de décider. C’est aussi le cas pour le dispositif de votation citoyenne, qui s’apparente au référendum, mais qui n’en est pas tout à fait un. Vous avez sûrement entendu parler des votations sur les trottinettes, les SUV, les rues végétalisées.

La ville propose des dispositifs dans lesquels les citoyens savent qu’ils vont juste contribuer. Ce sont les instances locales, typiquement les instances permanentes de démocratie délibérative, consultative, les consultations très localisées sur les questions d’aménagement, par exemple.

Le troisième axe qui est celui de l‘action, celui du faire. C’est une offre institutionnelle nouvelle, qui ne rentre pas tout à fait dans le champ de la démocratie participative.

La réflexion pourrait aussi être sur les durées de l’engagement. Les pouvoirs publics construisent leur offre en fonction de la durée de l’engagement. On peut revenir à la définition du Larousse, qui indique que l’engagement peut être un combat de courte durée et localisé. Par exemple, sur le budget participatif, ce peut être un vote simple qui prend trois minutes, c’est un engagement très court. C’est une action assez froide, assez pauvre en termes d’engagement, mais qui est décisionnaire, avec un impact potentiellement assez fort.

Un citoyen qui fait partie d’une convention citoyenne, comme celle pour reconnaître les droits de la Seine, par exemple, s’engagent sur trois week-ends. Il y a aussi des instances délibératives, comme l’Assemblée citoyenne sur laquelle je travaille. Les citoyens s’engagent pendant un an sur plusieurs week-ends, ou deux ans pour certains. Les membres du Conseil parisien de la jeunesse s’engagent eux pour deux ans. Il existe aussi des instances consultatives plus sectorielles, ou même locales, comme les conseils de quartier, certains s’engagent, deviennent des citoyens professionnels, comme on aime les appeler, et s’engagent sur quasiment une vie…

Un mot sur l’offre institutionnelle d’engagement. C’est intéressant puisqu’on sort un peu du champ de la démocratie participative, mais cela commence à être souvent rattaché aux questions de démocratie participative. Cette offre institutionnelle cherche à accompagner, à offrir des espaces d’engagements. Cela ne produit pas forcément un impact direct sur les politiques publiques, mais ce peut être un continuum en lien avec les associations.

C’est le cas, par exemple, des Volontaires de Paris, qui fonctionnent avec une plateforme numérique «  Agir ». C’est un programme de mission d’intérêt général, bénévole, ponctuel, avec une vigilance sur le fait que ce ne soit pas de la substitution à l’emploi, avec des propositions de missions, de plantations participatives ou d’inventaires floristiques ou d’assesseurs citoyens…. La plateforme recense de propositions institutionnelles et propose aux associations locales de venir déposer elles-mêmes leur besoin de bénévoles. Elle propose de centraliser l’offre d’engagement, qui n’est pas de la démocratie participative, mais classiquement associative ou de courte durée. On peut regarder ça avec un œil plutôt enthousiaste.

Un autre point positif, mais qui est difficile à mesurer, c’est l’impact sur l’engagement post-mobilisation. La démocratie participative peut générer de l’engagement. C’est l’exemple des processus délibératifs qui peuvent créer de l’engagement dans leur suite. Dans les mois qui ont suivi la convention citoyenne sur le climat, par exemple, une quinzaine de candidats se sont positionnés lors des différentes élections, se sont engagés au sein de partis, ou hors parti, ou sur des listes citoyennes. 10 % des citoyens tirés au sort se sont engagés dans un champ d’action plus institutionnel politique. Je le vois aussi dans le cadre de l’Assemblée citoyenne, des citoyens participent sur une année et peuvent s’engager enuite sur la thématique sur laquelle ils ont travaillé, ou sur la question de démocratie participative.

Trois questionnements pour conclure.

Le premier est le sujet des formes d’engagement qui cohabitent dans les démarches participatives.

On cherche à mobiliser le plus de citoyens possible, aux côtés parfois de parties prenantes, notamment des associations. Cela créé potentiellement des concurrences d’engagement au sein de ces démarches.

La deuxième question est : Qui s’engage ? Combien de personnes sont touchées par les démarches de participation ? Guillaume Petit a écrit une thèse et qui indiquait que dans des collectivités qui se lancent dans des démarches, cela touche à peu près 1 % de leur population. A Paris, certaines démarches, comme le budget participatif, arrivent à toucher 5-8 %. Une petite ville La Mure, en Isère, avec environ 5 000 habitants, revendique elle  35 % de participation à une consultation.

On sait que l’invitation à un dispositif de démocratie participative est filtrée par les gens en fonction de leurs conditions de vie. Il y a des biais d’acceptation ou des biais d’entrée dans les démarches participatives et les inégalités économiques, sociales, culturelles sont reproduites, si on ne lutte pas contre.

Troisième et dernière question, celle de la reconnaissance de l’engagement des citoyens. Comment arrive-t-on à donner de la place à des citoyens dans une société où il est attendu qu’on travaille 35 à 40 heures par semaine jusqu’à nos 65 ans ? Quelle place donne-t-on donne véritablement à l’engagement démocratique ?

A noter un travail sur ce qu’on appelle le statut du citoyen participant, engagé récemment, porté par le CESE, la DITP, le Conseil d’État, et auquel l’ICPC participe. Comment libérer du temps pour que les citoyens puissent participer, s’engager, comment arriver à les indemniser, reconnaitre les compétences et les savoirs acquis pendant les démarches auxquelles ils ont participé ?

Yannick Blanc part de travaux menés par la Fonda depuis deux ans et demi. La Fonda est un think-tank dédié au monde associatif qui existe depuis 45 ans. Sa devise : n’est pas de vitalité démocratique sans vitalité associative, donc les questions de relations entre associations et démocratie sont au cœur de sa problématique.

Depuis de très longues années, la Fonda travaille sur la transformation des formes d’engagement et de participation bénévole. Depuis que je m’intéresse au monde associatif, c’est-à-dire bientôt une trentaine d’années, j’entends des responsables associatifs dire « la société devient individualiste et on ne trouve pas de bénévoles ».

Nous avons participé à une enquête menée par le sociologue Lionel Prouteau en 2017, qui avait démontré qu’en l’espace de quinze ans, entre 2002 et 2017, le nombre et la durée des participations bénévoles en France avaient été multipliées par deux et demi, précisément pendant cette période pendant laquelle de nombreux responsables associatifs déploraient la difficulté à recruter des bénévoles.

Cela nous a amené à travailler sur l’évolution des formes, des modalités, des temporalités de l’engagement bénévole.
Pendant longtemps, nous avons confondu, superposé participation bénévole associative et notion d’engagement, jusqu’à ce que, notamment à l’occasion d’un livre publié par Anne Muxel (2021), à la Fondation Jean Jaurès, sur la question de l’engagement, nous nous apercevions que l’engagement à la fois comme pratique, comme valeur, avait très largement débordé le champ de l’engagement bénévole et bien entendu de l’engagement militant.


L’engagement bénévole étant lui-même beaucoup plus étendu et depuis longtemps que l’engagement militant – c’est un diagnostic qui a été posé par Jacques Hillion, il y a pratiquement une trentaine d’années –  mais nous nous sommes rendus compte que la notion d’engagement aux yeux des Français était quelque chose de beaucoup plus large que la notion de participation bénévole.

Par ailleurs, nous avons constaté, simplement en ouvrant les yeux dans la vie quotidienne, que ce mot « engagement » était invoqué, revendiqué par toutes sortes d’acteurs, non seulement, ce qui est classique, les acteurs associatifs, les acteurs militants en tous genres, mais de plus en plus, les acteurs économiques, l’entreprise. Il est question, tout autour de nous, d’entreprises engagées, de marques engagées, de produits engagés, de la façon dont les entreprises s’engagent dans leur façon de travailler, dans leur façon de produire, dans leur façon d’utiliser les ressources.

J’ai moi-même été, entre 2016 et 2019, haut-commissaire à l’engagement civique. À la suite des attentats de 2015, le président de la République avait fait de l’engagement une grande cause et essayé de construire une politique publique de développement de l’engagement, notamment avec le développement du service civique, mais également à travers la création d’une réserve civique. Cette extension du champ de l’engagement a été comprise par certains comme une dilution et un affadissement de la notion de l’engagement. Pour ma part, j’ai plutôt milité dans l’idée que lorsqu’un mot, une notion et une valeur se diffusent à l’ensemble de la société, c’est que c’est le symptôme de quelque chose.



Il n’est pas facile de donner une définition à l’engagement, et dans notre démarche, nous avons renoncé à définir l’engagement, nous nous sommes plutôt lancés dans une démarche exploratoire pour comprendre si, à travers la diversité des formes, des domaines, des sens qu’on donnait à l’engagement, quelque chose se dégageait de commun.


Quelques idées ressortent de ce travail d’exploration. La première, est que derrière la notion d’engagement se joue quelque chose qui est étroitement lié au mouvement d’individualisation de la société.

Il y a cent ans, le mot « s’engager » signifiait très largement disparaître en tant qu’individu et se fondre dans une masse, dans une institution ou dans une cause. On s’engageait dans les ordres, on s’engageait dans l’armée, on s’engageait dans le mouvement ouvrier, et quand on s’engageait, on renonçait à son identité et on devenait un élément dans une masse à laquelle on se soumettait d’une certaine manière.

Aujourd’hui, le mot engagement a un sens diamétralement opposé. S’engager, c’est s’affirmer comme individu, c’est chercher la façon dont, en tant qu’individu, en tant que personne singulière, on peut contribuer à quelque chose de collectif. Notre façon de fabriquer du collectif s’est renversée par rapport à ce qu’elle était il y a quelques décennies, et ce renversement est un phénomène tout à fait essentiel.

Quand on fait l’analyse de ce que racontent les entreprises qui affichent leur engagement, on identifie que le point commun, c’est que le mot engagement signifie qu’elles s’intéressent à l’intérêt général, au bien commun ; le mot engagement, dans le vocabulaire de l’entreprise, est invoqué à l’occasion des enjeux écologiques et elles le font de façon volontaire.

Aujourd’hui, ce qui caractérise l’engagement, c’est l’affirmation de la singularité des individus, la volonté de se construire un parcours au milieu d’intérêts ou de causes collectifs, et la nécessité de voir reconnaître cette singularité.

Nous nous sommes aussi particulièrement intéressés à ce que nous avons appelé l’engagement « sous les radars » : les formes d’engagement non reconnues, largement invisibles, et que nous avons souvent appelé : l’engagement par la force des choses.

Lorsqu’on interview des personnes qui habitent dans les quartiers populaires, les quartiers de la politique de la ville, ou dans les territoires ruraux fragiles, désertifiés, abandonnés par les services publics, etc… On a souvent ces témoignages de gens qui ne se considèrent pas comme engagés, mais qui, parce qu’il faut faire les choses, se sont mis au service de la collectivité et s’engagent dans des activités de solidarité, d’animation culturelle. On a souvent rencontré ces personnages qui consacrent une partie très importante de leur temps et de l’énergie à des causes ou à des besoins communs, qui ne se considèrent pas comme engagés, parce qu’ils ne s’identifient pas à une grande cause, mais qui, dans leur vie quotidienne, consacrent beaucoup de temps à cette cause commune.

Il y a une dernière catégorie d’engagement qui prend dans notre société une place de plus en plus importante, qui est celle de l’entraide et de ce que dans le champ social on appelle la « pair aidance ». Lorsque des personnes sont en situation de vulnérabilité, de perte d’autonomie, de besoin, autour d’elles des gens vont consacrer une part très importante de leur temps à leur venir en aide, à les accompagner, à les soutenir, etc.

Voici un halo de signification du mot engagement. Ce halo contraste très largement avec le mouvement de désengagement que l’on constate par rapport aux institutions collectives.

Le monde de l’entreprise, le monde des DRH, est paniqué par le désengagement des salariés et une partie de l’investissement des entreprises dans la RSE, dans le soutien à des causes, est une tentative de remédier au désengagement des salariés. Les recruteurs, les DRH, nous disent que quand un jeune diplômé arrive en entretien, il va demander ce que l’entreprise fait pour être fidèle à un certain nombre de valeurs, et il va falloir le démontrer pour pouvoir recruter des salariés.
Lorsqu’en 2015, après les attentats, le président de la République de l’époque, a souhaité développer l’engagement civique, c’était en se posant la question : se peut-il que des citoyens français élevés dans notre école, grandis dans le cadre de notre société, se retournent contre la société ? Existe-t-il des citoyens à ce point désengagés qu’ils deviennent des ennemis de la société elle-même ?

Donc l’extension du domaine de l’engagement est étroitement liée à cette double transformation d’individualisation de la société et d’affaiblissement des institutions dans leur capacité à donner aux citoyens une identité et une place dans la société. C’est pourquoi le point de départ de l’engagement est très éloigné, presque diamétralement opposé à celui de la participation. La participation, c’est une offre d’engagement faite par l’institution. Comme le service civique, ce sont des offres qui sont faites par l’institution pour que les personnes s’engagent.
Quand on observe ce qu’est l’engagement dans la société, c’est plutôt une forme de contribution à une cause commune, à un bien commun, à un besoin social, à l’extérieur des institutions, à partir de la capacité du besoin ou de l’envie des individus.

Cette tension est au cœur de la société de l’engagement.

Pour en venir aux enjeux liés à la démocratie, il semble qu’aujourd’hui, ce qui est au cœur de la contestation des institutions démocratiques, c’est la dénonciation de leur incapacité à agir. Quand on voit ce qu’est la mobilisation contre les normes, la tentation de vouloir balayer un certain nombre de structures institutionnelles, consultatives, d’expertise ou de régulation, quand on voit ce qu’est la promesse populiste dans le monde entier, c’est une promesse de capacité d’agir.

Et au cœur aujourd’hui des enjeux démocratiques, il y a cette idée, est-ce que la participation démocratique est une gesticulation ou est-ce une réelle capacité d’action ?

Lorsqu’une personne s’engage, donc je ne parle pas de citoyen là, je dis une personne, dans sa vie professionnelle, dans sa vie personnelle, dans la vie de son territoire, de sa communauté, elle éprouve le besoin d’agir, de produire quelque chose, de produire un effet, et le type de reconnaissance qu’elle va rechercher par rapport à cet engagement est extrêmement diffus.
Celà fait de longues années que j’entends dans le monde des pouvoirs publics des questionnements sur comment est-ce qu’on pourrait reconnaître l’engagement ou l’engagement bénévole ? Des indemnisations, un compte d’engagement citoyen, des points pour la retraite ? On passe à côté de l’essentiel. Le moment clé de la reconnaissance de l’engagement, est celui où, collectivement, on prend acte de ce qu’on a fait. Le moment clé après une action bénévole, après une action menée sur un enjeu donné, qui peut être une maraude auprès des personnes exclues ou le fait d’avoir emmené des enfants en vacances ou une journée citoyenne dans une commune, le moment clé, c’est à la fin de l’action, le moment où on se retrouve ensemble et où on a une conversation sur ce qu’on a fait.

Et c’est le moment où l’engagement produit du lien social. Dans notre société, nous entendons par le mot engagement la possibilité que nous avons, à partir de la volonté et de la liberté des individus, et non pas à partir des cadres institutionnels, à créer du lien social.

À partir de ce constat, nous avons élaboré quatre scénarios. Je rappelle qu’en prospective, un scénario, n’est pas une prédiction et n’est pas une prescription. C’est une façon d’envisager des évolutions possibles et il faut lire les quatre scénarios en même temps.
Le premier scénario, est celui de la société des engagements pluriels : c’est la dimension individualisante de l’engagement qui serait la caractéristique dominante. Cela permet de comprendre que l’individualisation de la société n’est pas l’individualisme. C’est une autre façon de fabriquer du collectif à partir des individus.

Le deuxième scénario est celui de la solidarité au sein des communautés. On ne parle pas ici de communautarisme, mais le fait que ce soit une communauté locale, une communauté d’intérêt, une communauté de situation ou de condition, on pourrait imaginer que dans une société où le lien, les solidarités institutionnelles s’affaiblissent, les solidarités de communauté se renforcent pour s’y substituer.
Notre troisième scénario est celui de l’engagement administré. C’est celui de l’offre institutionnelle d’engagement. Les institutions publiques se rendent compte qu’elles ne peuvent à elles seules produire du lien social, elles proposent aux individus de s’engager et donc c’est l’exemple du service civique, c’est la tentative aujourd’hui avortée du service national universel, mais c’est aussi tous les dispositifs de participation citoyenne proposés par les collectivités locales. Il y a bien sûr les budgets participatifs, mais je pense aussi aux quelque 3000 communes qui organisent aujourd’hui la journée citoyenne.

Notre quatrième scénario est celui de l’engagement autogéré, une société dans laquelle l’organisation institutionnelle s’est affaiblie, l’État s’est retiré et la situation budgétaire dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui rend ce scénario très plausible, celui dans lequel il y aurait un retrait de l’État et au fond, les individus, les personnes, les citoyens se substitueraient par leur engagement volontaire au service public.

Le message essentiel, est qu’il ne faut pas seulement s’interroger sur la façon dont on peut faire venir des citoyens dans un dispositif participatif, il faut en même temps se demander comment l’institution peut aller vers le citoyen qui est d’ores et déjà engagé pour faire face à un besoin, pour faire face à une cause ou parce qu’il souhaite contribuer à l’intérêt collectif.


Elian Belon : Aujourd’hui, nous faisons face à des risques démocratiques. Le détricotage du droit de la participation et de l’environnement, le dévoiement des conventions citoyennes, les cahiers de doléances, (à lire le très beau numéro de Sciences Humaines sur la question, dans lequel la directrice de la rédaction parle de la plus vaste consultation en expression libre de l’histoire), sans prise en compte…. Je renvoie aussi, par exemple, à l’Observatoire des libertés associatives qui fait un très beau travail et qui pointe du doigt des entraves aujourd’hui fortes aux libertés associatives, des entraves matérielles et judiciaires.


Yannick Blanc : La question suivante, après ce long travail d’enquête sur l’engagement et cette meilleure compréhension de la diversité des processus d’engagement, c’est une enquête sur la décision. Regardez comment le pouvoir populiste de Trump aux États-Unis a mis en scène une hystérie de décision. Il a voulu marquer sa prise du pouvoir par une avalanche de décisions. Ce qui est intéressant dans l’expérience trumpienne, c’est qu’elle pousse l’expérience à la très grande échelle, mais chez nous, on a vu aussi la façon dont le pouvoir politique gesticule la décision, alors qu’en réalité, une part très importante de ce qui est présenté comme des décisions ne produit pas d’action.
C’est un des enjeux de l’échec de la transition écologique, par exemple. C’est aussi très largement un des enjeux de l’impuissance de nos politiques économiques et nos politiques industrielles. Il faut que nous nous interrogions sur ce qu’est décider. Le vrai moment de la décision, c’est-à-dire lorsque la décision déclenche de l’action et lorsque l’action a un effet de transformation, à quel moment ça se produit ? En réalité, nous ne le savons pas.

Un des ressorts fondamentaux de l’engagement est la capacité à agir et donc la capacité, sinon à décider, en tout cas à contribuer à les décisions.

Quand je m’engage, c’est que j’ai décidé de m’engager. Et pour que mon engagement produise du sens, il faut que cette décision vienne s’insérer dans un processus où il y a d’autres décisions qui produisent de l’action. C’est ce mécanisme-là que nous avons délégué pendant des siècles à nos institutions, que nos institutions ne sont plus capables de faire fonctionner et qu’il faut que nous retrouvions aujourd’hui. On voit bien par exemple que les conseils municipaux, ce n’est pas le lieu de la décision.

Où se prend, de quoi est constituée une décision et comment elle se construit, c’est un sujet qui parle beaucoup à la participation citoyenne. Donc on voit bien qu’on est parti chacun de notre côté, mais on se rejoint fortement sur ce sujet

A lire : Géopolitique de la jeunesse, engagement et démobilisation, Valérie Becquet et Paolo Stuppia.