Dans les États qui ont recours à des élections concurrentielles pour réguler l’action publique, s’instaure une forme d’échange argumentatif, conflictuel et permanent, le « débat public », dans lequel les options de gouvernement (et les « problèmes publics » auxquels elles répondent), la hiérarchie des priorités et les catégories pertinentes pour penser la société sont énoncées, expliquées, critiquées, réexaminées par des acteurs s’exprimant à des titres divers : élus, hauts fonctionnaires, cadres partisans, journalistes, représentants d’intérêts organisés, militants de la société civile, experts, chercheurs, etc.
Ce « débat public », qui manifeste et (ré)actualise les clivages du champ politique, emprunte des formes et des voies multiples : discours et déclarations publiques gouvernementales, débats parlementaires publicisés, « coups » et manœuvres partisanes médiatisées, talk shows télévisés et « matinales » radiodiffusées, flux continu des chaines d’information, commentaires journalistiques, analyses et tribunes dans les quotidiens, pétitions et manifestations, vidéos sur Youtube, essais publiés sur la politique, l’économie, la société, empilements d’avis sur les réseaux sociaux, etc. Autant de prises de position à visée électorale qui se répondent et s’entrecroisent, contribuant à structurer le « débat public ». Cette production de discours interdépendants apparaît fortement institutionnalisée, fondée sur la conjonction des activités d’assemblées élues (Chambre, Sénat), d’administrations ministérielles, d’intérêts organisés (partenaires sociaux, partis, think tanks, etc.) et d’organisations commerciales (grandes rédactions de télévision ou de radio, instituts de sondages, etc.). Son économie est mixte et son chiffre d’affaire cumulé, considérable.
Les chances d’intervention des différents protagonistes dans ce débat sont évidemment très inégales, du fait de l’asymétrie de leurs ressources : chaque acteur, institution ou organisation intervient en fonction de ses moyens, du nombre de ses porte-paroles, de son degré de « professionnalisation » et du type de crédit qui lui est accordé (maitrise des dossiers par les ministres, sérieux et adaptabilité des experts, réputation de sincérité des porteurs de cause, etc.). Les arènes publiques voient ainsi s’établir, pour chaque sujet en débat, des rapports de force énonciatifs qui sont les effets émergents, jamais entièrement prévisibles ex ante, des convergences ou divergences successives des différents porte-paroles, experts ou commentateurs qui s’y investissent, par stratégie, professionnalisme ou engagement.
C’est dans l’arène concurrentielle que constitue le « débat public » que les acteurs, les institutions et les intérêts divergents entrent en collision et en confrontation, dans un jeu d’énonciation compétitif au cours duquel émerge une perception dominante des problèmes publics que l’action publique ne peut pas ne pas prendre en compte, quitte à courir le risque de s’en éloigner. Ce « débat public » est par ailleurs contraignant pour ses participants, exige l’expression des acteurs de l’opposition comme de ceux du gouvernement, et peut donc aussi être analysé comme un dispositif d’encadrement et de gouvernementalité qui fabrique continument des « majorités énonciatives ». En ce sens, l’un des objectifs du colloque sera de déterminer dans quelle mesure exacte le « débat public », dans les formes qu’il revêt, est dépendant de l’État, de ses institutions, de ses administrations, de son financement, des positions qu’il autorise et régule (nombre de chaines publiques et privées, cahiers des charges imposant une part d’information, etc.), ou dans quelle mesure au contraire les acteurs « non étatiques » et « privés » peuvent influer sur sa structuration.