Ouvrage publié (en espagnol) sous la direction de Claire Launay et Olivier Dabène, Sciences Po-CERI. Auteurs : Antoine Mallet, Antoine Faure, Sebastían Carrasco, Damien Larrouqué, Rocío Annunziata, Marie-Hélène Sa Vilas Boas, Ana Carolina González, Denis P. Petri. Téléchargeable sur Editorial Teseo
Traduction de l’introduction de l’ouvrage*
Dire de nos jours que dans le monde, la démocratie est en crise est une banalité. Après avoir progressé régulièrement depuis le milieu des années 1970, ce type de régime recule, sans pour autant que se multiplient les coups d’État militaires et les dictatures. Bien que ce diagnostic sombre soit largement partagé aujourd’hui, les progrès réalisés dans l’approfondissement de la démocratie ont tendance à être sous-estimés. Ils passent inaperçus si on évalue la démocratie en fonction du vote et de la représentation politique. Mais lorsque le regard se tourne vers les pratiques participatives à une échelle locale, un autre panorama se dégage. Les dispositifs permettant aux citoyens de délibérer et de contribuer à la prise de décision se sont multipliés et ont rencontré un réel succès. Les budgets participatifs sont par exemple pratiqués partout dans le monde. Certes, la littérature qui fait état de ces expériences souffre parfois d’un parti pris positif et oublie de voir les manipulations politiques qui peuvent les inspirer. Cependant, ces dispositifs peuvent contribuer à des progrès démocratiques significatifs. Les progrès sont encore plus remarquables dans le cas d’initiatives spontanées d’individus ou de groupes de citoyens cherchant à mettre les gouvernements sous surveillance. Le contrôle citoyen de l’action publique peut s’exercer de multiples façons et produire des effets très différents. Même si la démocratie participative institutionnalisée, guidée par les pouvoirs publics, fait l’objet d’une littérature abondante, les initiatives citoyennes sont encore insuffisamment explorées.
Ce livre apporte une contribution à cette littérature en se concentrant sur l’étude des modalités et de l’incidence des dispositifs de surveillance et de contrôle des citoyens. Il propose de distinguer d’une part la surveillance exercée par le citoyen « ordinaire » de manière passive mais informée et d’autre part le contrôle qui passe par la construction d’un contre-pouvoir.Ce livre met en lumière des dispositifs peu connus de la théorie et de la pratique, en s’appuyant sur des études de cas exhaustives menées dans cinq pays d’Amérique latine. Mais pourquoi l’Amérique latine? Ce continent a innové pendant trois décennies, avec trois vagues de réformes qui ont renforcé les pratiques participatives. Le premier est une réaction à la déception provoquée par les transitions démocratiques des années 1980. Face au désenchantement, diverses expériences de participation ont été lancées, telles que le fameux budget participatif de Porto Alegre (Brésil). La seconde est le produit des réformes néolibérales des années 1990. On suppose alors que la participation des utilisateurs à la prise de décision confèrera plus d’efficacité et de légitimité à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques publiques. Enfin, la troisième vague est menée par la gauche au pouvoir au cours des années 2000. Pour améliorer la qualité de la démocratie, les instances de délibération se multiplient.Pour ces raisons, l’Amérique latine constitue un laboratoire d’expériences démocratiques qui peuvent fournir de nombreuses leçons.
Ce livre propose une exploration de certaines de ces expériences, organisées autour de quatre questions: quel est le contexte politique et institutionnel de la participation citoyenne? Qui sont les acteurs impliqués? Selon quelles modalités pratiques la vigilance et le contrôle des citoyens sont-ils exercés? Et quels sont les effets sur l’action publique, principalement en termes de transparence et de responsabilité? Chaque chapitre fournit à ces questions des réponses critiques qui évoquent, en outre, les dimensions du problème du contrôle citoyen par chaque pays.
Dans le chapitre 1 (Organisations citoyennes et coproduction des politiques publiques. Citoyen Intelligent, espace public et agenda de probité au Chili, 2015-2016) Antoine Maillet, Antoine Faure et Sebastián Carrasco s’intéressent au rôle joué par la société civile dans l’élaboration d’un ensemble de lois sur l’intégrité et le financement de la vie politique au Chili. Même lorsque la présidente Bachelet avait du mal à tenir ses promesses de campagne, son « programme de probité et de transparence » suspendu par divers scandales de corruption avait abouti à l’approbation rapide de diverses lois réformant profondément le système politique. Les auteurs expliquent ce résultat par le rôle déterminant de deux fondations, Smart Citizen et Public Space. Grâce à des stratégies novatrices, ces fondations ont exercé une pression directe sur la mise en œuvre de ce programme.
Un tel succès doit cependant être nuancé. Ce n’était pas la société civile qui était associée à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique. Les fondations ont réagi au nom de la société civile, ce qui leur a permis de légitimer le travail d’un gouvernement très peu populaire. Ce manque de représentativité ne doit pas occulter le rôle de ces fondations en termes de transparence et de défense de l’intérêt général. Les auteurs effectuent un important travail de cartographie conceptuelle, dans le but de préciser le rôle exact des fondations : ni groupe d’intérêt ni groupe de pression, ni lobbies, ni mouvements sociaux, ni groupes de réflexion ou de surveillance. Elles se trouvaient à l’intersection de ces catégories bien établies et utilisaient de manière « civique » les nouvelles technologies (civ tech).
Damien Larrouqué, quant à lui (Innovation institutionnelle, reddition de comptes et contrôle citoyen au Paraguay : le cas du Fonds pour l’Excellence de l’Education et de la Recherche) analyse un cas d’innovation institutionnelle qui a permis le développement du contrôle citoyen dans un pays et un secteur improbables. En fait, le Paraguay figure souvent au bas du classement en termes de qualité de la démocratie dans la région. Le secteur de l’éducation est également particulièrement touché par la corruption et le clientélisme. Le Fonds pour l’Excellence de l’Education et de la Recherche (FEEI) que l’auteur étudie est le produit d’une initiative citoyenne. Un petit groupe de journalistes a cherché à protéger un fonds important de la renégociation d’un accord avec le Brésil sur les avantages d’un barrage hydroélectrique sur un fleuve frontière. Le travail de lobbying a conduit à l’adoption d’une loi, ce qui représente une première victoire.
Le deuxième motif de satisfaction réside dans les modalités de gestion des fonds. Lorsqu’ils choisissent la forme juridique du fideicomiso, les promoteurs du projet optent pour une gestion publique/privée qui, a priori, doit pouvoir empêcher les tentatives de détournement de ce fonds dédié à l’éducation. Les représentants de la société qui font partie du conseil de gestion du fonds imposent même certaines décisions aux fonctionnaires présents. Celles-ci contribuent à la transparence de la gestion des fonds, ce qui représente une innovation au Paraguay.
Marie-Hélène Sa Vilas Boas (Les effets de la participation citoyenne dans une perspective relationnelle. Le cas des conférences de femmes de Recife et Londrina au Brésil) s’intéresse à des dispositifs similaires de participation des citoyens dans deux villes du Brésil. Les « conférences de femmes » créées par le président Lula prennent des formes variées et l’auteur montre à juste titre que ses effets diffèrent d’une ville à l’autre, dans la mesure où les appareils peuvent faire l’objet d’appropriations et d’utilisations différenciées. Ainsi, à Recife, une « coordination des femmes » est intégrée au cabinet du maire, ce qui lui confère une position d’autorité transversale pour le groupe de membres de la municipalité. Les conférences servent d’espace de rencontre et de négociation intersectorielle. À Londrina, en revanche, elles disposent d’un Secrétariat des femmes dépourvu d’autorité. Les conférences de femmes servent principalement à renforcer cette institution qui travaille sur les questions de genre.
En outre, l’auteur montre les capacités des différents dispositifs à fournir aux participants une confiance en soi, une identité de groupe ou un pouvoir politique. Le Conseil des femmes de Recife, par exemple, est décrit comme un « lieu de socialisation de l’action collective féministe ». Dans cette ville, beaucoup plus que dans toute autre, les conférences de femmes sont en mesure de concrétiser leurs revendications.
Rocío Annunziata, dans son chapitre sur l’Argentine (“Mettre le corps”. Contingence du lien entre formes d’engagement et effets de la participation à l’ère numérique) soulève des questions sur l’efficacité des dispositifs de participation et de contrôle citoyen en ligne. A partir de l’étude comparée d’une manifestation contre la violence sexiste (#NiUnaMenos) et de la plateforme Change.org, elle propose une série de réflexions qui remettent en question l’idée que seule la mobilisation de rue serait efficace. La première mobilisation a pris la forme d’un appel à manifester lancé par des journalistes sur les réseaux sociaux. L’initiative a été un succès, avec près d’un million de personnes dans les rues du pays le 3 juin 2015. La deuxième mobilisation a connu un taux de « succès » record avec 66% des participants en Argentine, contre 33% en moyenne dans le monde. Les effets des mobilisations à travers les réseaux sont complexes. L’auteure distingue quatre types d’effets : les effets institutionnels, les effets politico-électoraux, les effets sociaux et culturels et les effets chez les acteurs. Sur cette base, elle détermine huit registres de mobilisation en fonction de l’intensité de l’engagement. La typologie prend la forme d’un continuum constitué de deux extrêmes : d’un côté le simple « like » sur les réseaux sociaux et, à l’autre extrême, la manifestation dans l’espace public.
Enfin, Ana Carolina González et Claire Launay (Espaces de dialogue public dans un contexte de polarisation politique : contrôle citoyen du processus de paix et du secteur minier en Colombie) étudient le contrôle citoyen dans le contexte d’une société profondément polarisée telle que la Colombie d’aujourd’hui, confrontée à deux débats clivants sur les processus de paix et l’exploitation des ressources minières.
En 1991, la Colombie a adopté une nouvelle constitution qui place la participation des citoyens au cœur de l’action publique. Deux lois, en 2014 et 2015, ont également créé de nouveaux outils pour assurer la transparence de l’action publique et développer la responsabilité. En application directe de ce cadre législatif, l’accord de paix signé en 2016 place sous contrôle citoyen l’ensemble des mesures destinées à restaurer la paix dans le pays. Le secteur minier, en revanche, n’a fait appel que très marginalement à la participation des citoyens, sauf dans certains cas de consultations préalables dans des collectivités concernées par un projet. En conséquence, depuis le début des années 2000, de nombreuses mobilisations sociales ont forcé les autorités et les entreprises à être plus transparentes. En 2013, la Colombie a adhéré à l’Initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE). Guidée par un comité tripartite (gouvernement, secteur privé, société civile), l’ITIE a rencontré des difficultés de fonctionnement. Les représentants de la société civile ont été confrontés à un manque d’information et ont eu beaucoup de mal à faire inscrire les impacts sur l’environnement dans l’agenda des discussions. Le bilan est mitigé, mais un espace de dialogue a été ouvert afin de limiter la polarisation. En ce qui concerne l’Accord de paix, les auteurs montrent que diverses organisations de la société civile ont été invitées lors de la phase de pré-négociation à établir un diagnostic et à faire des propositions. La filiale colombienne de Transparency International, par exemple, était chargée du contrôle et de la responsabilité des citoyens. Ces organisations ont eu du mal à faire en sorte que la mise en œuvre de leurs recommandations soit automatique et qu’elles puissent ensuite assurer un suivi.
En résumé, González et Launay concluent sur une note positive. Si aucune de ces expériences n’a été en mesure de résoudre le délicat problème de la représentativité des acteurs de la société civile appelés à intégrer des dispositifs délibératifs, leur action a permis de faire progresser la transparence et la responsabilité. L’avenir dira si le contrôle citoyen garantira la durabilité des procédures établies et si les acteurs de la société civile parviennent à se protéger de la forte polarisation politique qui caractérise la Colombie, afin de continuer à œuvrer pour le bien commun.
Les chapitres qui composent cette publication extraient leurs données empiriques d’un travail de terrain important. Ils bénéficient également de nombreuses discussions collectives entre chercheurs et spécialistes ayant collaboré dans le cadre du projet « Gouvernance et participation citoyenne en Amérique latine » mené par deux institutions partenaires: Transparencia por Colombia (filiale colombienne de Transparency International) et l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (OPALC) de Sciences Po Paris, avec le soutien financier et institutionnel de la Fondation Charles Léopold Mayer.
Ce projet a un double objectif : faire progresser les connaissances et offrir des outils aux militants et aux professionnels de la société civile et de la coopération internationale. C’est pourquoi il inclut des conclusions sous forme de recommandations.Que les expériences recueillies résultent d’initiatives spontanées ou de l’appropriation de dispositifs existants, elles apportent toutes un progrès. Le contrôle citoyen est une réalité qui progresse en Amérique latine. Cependant, il pourrait progresser beaucoup plus.
La conclusion de l’ouvrage évoque les implications normatives d’une enquête conçue comme une contribution à la réflexion de militants engagés dans des actions concrètes. Les études de cas compilées dans ce livre donnent des pistes sur la manière d’améliorer les dispositifs de contrôle citoyen. La conclusion les explicite afin de favoriser le débat.
* Traduction réalisée par l’ICPC