Cette tribune a été publiée dans le journal Le Monde du 24 septembre 2021
La France est une pionnière de la démocratie. L’aspiration démocratique des personnes qui vivent dans nos territoires est une constante que les taux d’abstention aux élections ne doivent pas masquer. La citoyenneté est vivace et nous devons nous en réjouir, y compris lorsqu’elle s’exprime en pétitions ou cortèges.
Notre vie démocratie ne se résume pas au temps de l’élection. L’un des acquis majeurs de ces dernières décennies est le droit de toute personne de participer à l’élaboration des projets qui impactent son environnement. Cette avancée, conquise dans les années 1990, est issue d’une initiative citoyenne, lorsque des personnes concernées par le projet de TGV Méditerranée ont auto-organisé leur débat public, réclamant aux responsables publics de partager les informations et d’entendre leurs arguments.
Depuis cette époque, les citoyennes et les citoyens doivent être associés aux décisions liées à leur environnement comme la création de parcs éoliens, d’autoroutes, d’usines de traitement des déchets… Les responsables de ces projets ont l’obligation d’informer le public de leur existence et de débattre de leur opportunité. Ce droit est inscrit dans notre Constitution à l’article 7 de la Charte de l’environnement. La CNDP, institution indépendante de l’Etat, est chargée de le défendre et de le mettre en œuvre.
Depuis trente ans, il était une constante que ce droit soit progressivement étendu et renforcé. Mais ce mouvement continu connaît depuis quelques années des reculs importants qu’il convient d’additionner pour en mesurer la portée.
La liste de ces reculs – dénoncés par la CNDP, la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs, l’Autorité environnementale, les associations environnementales ou les acteurs de la participation – s’allonge par touches successives. Depuis trois ans, les enquêtes publiques – qui permettent au public de s’informer sur le projet et de formuler des observations auprès d’un tiers indépendant – sont, de par la loi, progressivement remplacées par des consultations 100 % numériques, ce qui exclut de fait 14 % de la population française qui n’ont pas accès au numérique et se trouvent ainsi privés de leurs droits.
D’autres régressions sont désormais également inscrites dans la loi. Un décret publié cet été divise par deux le délai pendant lequel le public peut demander qu’une concertation soit organisée. Il augmente aussi les seuils à partir desquels les responsables d’un projet ont l’obligation de saisir la CNDP pour le soumettre à débat.
Par voie de conséquence, un tiers des projets jusqu’à présent soumis à participation en seront désormais exclus. A cela s’ajoute le recul du droit à l’information du public dans le domaine environnemental souligné par l’Autorité environnementale. C’est bien le droit de la démocratie participative qui est fragilisé et battu en brèche.
Les arguments pour justifier ces reculs témoignent d’une certaine méconnaissance de la réalité et plus encore d’un défaut de confiance dans nos concitoyens et concitoyennes. Ces consultations “ne serviraient à rien”, le public ne serait “pas intéressé”, il ne serait “pas légitime” à discuter de sujets techniques, le débat se réduirait à des discussions de Café du Commerce », ou encore les logiques de « Nimby » – c’est-à-dire « pas chez moi » – l’emporteraient. Enfin, l’argument utilitariste le plus souvent avancé est que cela prendrait « trop de temps », ferait « perdre du temps ».
Or l’évaluation des débats publics organisés depuis 25 ans par la CNDP permet d’affirmer tout le contraire. Nous constatons que l’aspiration à la participation est croissante, et la crise sanitaire ne s’est pas traduite par un effondrement des taux de participation à nos débats publics ou concertations. Le débat public sur la politique agricole commune, organisé en pleine crise sanitaire, a touché plus de 1,8 million de personnes.
Dans chaque débat, le public prend du temps pour s’informer, pour construire ses arguments et les valeurs qui les sous-tendent. Cette « élévation du débat public » est une constante, quels que soient les sujets. Et dans près de 60 % des cas, le débat public contribue à modifier substantiellement les projets.
Enfin, l’allongement des délais d’un projet n’est pas imputable à la participation du public. Au regard de l’évaluation réalisée sur les débats organisés par la CNDP depuis 25 ans, nous constatons que le processus exige en moyenne un an, depuis la préparation du débat jusqu’à la réponse du responsable de projet au public. Sur 98 projets, vingt ont été abandonnés à l’issue de la concertation. Sur les 78 autres, seuls 10 sont aujourd’hui mis en service. Tous les autres sont suspendus, reportés, font l’objet d’études complémentaires ou sont en attente d’arbitrages. Les délais d’un projet sont, donc, pour l’essentiel postérieurs au débat.
Le débat public est au contraire un temps utile au décideur pour construire son projet. Lorsqu’il néglige la phase de la participation du public, et surtout lorsque les points d’alertes identifiés par le public ne sont pas traités, alors des conflits et des retards adviennent dans la suite du projet.
Plus grave encore, ces arguments sont profondément méprisants à l’égard de nos concitoyens et concitoyennes. Ils sont incompatibles avec l’idéal démocratique qui reconnaît en chacun de nous la capacité de participer aux décisions.
Les défis de la transition écologique impliquent chaque personne et requièrent notre capacité à mobiliser l’expertise de toutes et tous, y compris l’expertise du quotidien. Ils exigent une attention toute particulière à la parole des plus éloignés de la vie de la cité et surtout une confiance sans faille dans la démocratie sous toutes ses formes.